Alain Touraine, La recomposition du monde
Les problèmes de la démocratie sont à la fois généraux et quotidiens, on
peut même dire: pratiques. Le risque auquel il ne faut pas céder, c'est d'être
happés par la réalité quotidienne, alors qu'il est nécessaire d'avoir une vue
plus large. Les problèmes auxquels nous devons réfléchir sont assez sérieux
pour que nous fassions l'effort intellectuel de passer de l'étude des actes
politiques à l'étude du politique et donc que nous nous interrogi 11411v2124l ons sur l'idée
de démocratie parce qu'elle commande la pratique de la démocratie. D'un côté,
il y a des gens qui disent: regardez, la démocratie l'emporte partout, les
régimes autoritaires sont tombés dans l'Europe communiste; ils sont tombés
aussi dans la moitié sud du continent latino-américain; parce qu'il existe une
sorte de mouvement naturel des choses. Un des hommes qui ont parlé ainsi,
Francis Fukuyama, a imaginé une sorte de mouvement naturel des choses, qui
porte à la fois vers l'économie de marché, vers la démocratie et la tolérance,
affirmation qu'aucun des grands penseurs de la politique, ni Stuart Mill, ni
Tocqueville, ni Rousseau, ni Locke, n'avait jamais défendue. Et puis de l'autre
côté, beaucoup disent: notre démocratie est privée de sens, les gens ne s'en
préoccu pent pas et le cadre de l'Etat national, qui est celui où se sont
développés les institutions démocratiques, semble dépassé. Quel parti prendre
dans ce débat ?
Il ne s'agit pas de dire simplement: il y a crise politique, crise de la
participation ou de la représentation. Nous vivons une crise plus fondamentale,
car nous avons vécu pendant plusieurs siècles avec l'idée que notre culture
formait un ensemble cohérent, constitué de trois éléments qui se
correspondaient très étroitement. Premier élément: la découverte des lois de la
nature par la raison scientifique. C'est l'idée centrale introduite par la
Renaissance. Deuxième élément: l'idée que la société ne devait pas être
gouvernée par la coutume, les privilèges et l'inégalité, mais par la loi. Donc
au nom de la souveraineté populaire et de la raison. Et enfin que l'individu ne
devait pas être gouverné par des autorités morales, religieuses, familiales,
mais qu'il devait, comme le disait Descartes à la princesse Elisabeth, être
gouverné par la raison qui devait l'emporter sur les passions.
Donc s'imposait l'idée d'un monde unifié, où l'individu, la société et le monde
étaient en correspondance. Et nous avions l'idée d'une société qui devait être
en même temps le monde des lois et le monde du développement par l'action de la
raison scientifique. Aujourd'hui, au contraire, nous vivons la dissociation du
monde de la raison -- qui est devenue une raison instrumentale -- du monde des
objets, des techniques, des marchés, des systèmes d'échanges, des signaux, des
informations; et de l'autre côté, du monde de l'individu, qui peut se réduire à
être un simple consommateur, mais qui, en réalité, ne s'y réduit pas, parce que
cet individu tente, dans ce monde en mouvement, de s'appuyer sur son identité,
c'est-à-dire aussi sur sa communauté, sur ses racines, sur ses traditions, sa
nation, son ethnie, sa religion, sur ces appartenances dont on pensait qu'elles
allaient disparaître peu à peu avec la rationalité moderne mais qui remontent à
la surface du monde contemporain.
Notre monde est à la fois le monde de CNN et celui des ayatollahs, le monde du
pétrole et le monde local. Les écologistes disent: penser globalement, agir
localement, mais le global et le local ne se correspondent pas. Et entre les
deux, entre le monde des objets, de l'objectivation, et le monde de la
subjectivité, de la conscience de soi, de l'identité, qui est aussi le monde de
la communauté, en même temps que celui de la sexualité et de l'imaginaire,
entre ces deux mondes là, entre ce monde de l'extérieur et ce monde de
l'intérieur, il n'y a qu'un trou noir où sont englouties la société et la
politique. Il n'y a plus de médiation entre le monde des techniques et le monde
de la subjectivité. Nous avons de plus en plus une double vie. A vrai dire, les
gens les plus raisonnables n'ont que deux vies; mais il y en a qui en ont
beaucoup plus. Et la vie publique, la vie sociale, n'apporte plus de principe
d'unité. Ce qui est en cause en ce moment, c'est donc l'existence même, la
reconnaissance, la structuration du politique.
Un aspect particulier de cette mise en cause est ce que l'on appelle la crise
de l'Etat national. Qu'est-ce que c'était que l'Etat national ? Rappelez-vous
la Constitution américaine, la déclaration des Droits de l'Homme et la devise:
Liberté Egalité Fraternité. La nation, ce n'était pas un peuple c'était même
exactement le contraire! La Nation, c'était la souveraineté populaire en marche, c étaient les
gens en tant que citoyens, le collectif des citoyens, de ceux qui font la loi,
j'ai envie de dire: les "constituants", qui sont à la fois des
individus et des composantes de la volonté générale. Or aujourd'hui, le mot
"nation" est pris presque partout dans un sens contraire: ce n'est
pas à cette conception franco-américaine qu'il appartient, mais à une
conception qu'on appelle souvent, en partie à tort, allemande. "Das
Volk", ou "narod" en russe, désigne ce que les Allemands ont
défini comme une communauté de destin, de culture, d'histoire, de langue,
c'est-à-dire quelque chose que vous recevez et pas quelque chose que vous
faites, comme le disaient les Français de la Révolution. Et vous savez,
l'adjectif formé sur ce mot est "volkisch", "populaire", et
c'est le mot dont se sont servis les Nazis pour se définir eux-mêmes. Donc, d'un
côté, nous sommes dans un monde de techniques, de sciences appliquées, de
technopoles, etc; de l'autre, dans un monde "volkisch", et entre les
deux, à la limite, il existe une sorte de guerre civile latente au niveau
mondial, ou alors, comme je l'indiquais tout à l'heure, une sorte de
schizophrénie des individus et des sociétés qui sont partagés entre le privé et
le public.
Et donc réfléchir sur la démocratie, c'est avant tout réfléchir sur le
politique: comment peut-on créer ou recréer des médiations politiques et
sociales entre le monde de l'économie et les mondes des cultures ? l'image
classique de la démocratie, c'est "le gouvernement du peuple pour le
peuple, par le peuple", formule qui a été prononcée par Lincoln dans sa célèbre adresse au moment de
la guerre de sécession américaine. Le gouvernement de tous s'opposait au
gouvernement de quelques-uns ou au gouvernement d'un seul. Mais la démocratie
ne peut pas être le gouverncment de la masse, le gouvernement de la majorité:
Hitler a été élu par la majorité le régime communiste a été instauré à Prague
par des élections grosso modo correctes et on pourrait penser qu'au moment où
Staline est mort, il est parti en empor tant les regrets d'une grande majorité
de la population qui pleurait dans les rues. La démocratie commence à partir du
moment où on veut imposer à l'ordre des faits un principe de droit universel,
que nous appelons, par exemple, la liberté, ou l'égalité, ou la justice, ou la
solidarité, et sur lequel repose la souveraineté populaire. Car si les hommes
sont inégaux en fait, il y a un ordre autre, l'ordre du politique, qui est au
dessus de l'ordre social et au nom duquel s'exercent des interventions au nom
du droit, au nom d'un principe universaliste, dans le domaine des intérêts, des
opinions et des valeurs.
Nous devons nous mettre d'accord sur ce point de départ. Nous avons tous peur
de régimes qui en appellent à la masse, nous avons peur des manifestations
millionnaires dans les rues, nous avons peur des défilés devant les tribunes
officielles. Il n'y a pas de démocratie sans un principe de limitation du
pouvoir. C'est vraiment le début de toute réflexion sur la démocratie, c'est le
thème central de la Déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen.
Mais cette conception de la démocratie, celle de la Déclaration française des
Droits de l'Homme, de la Constitution américaine ou même du Bill of Rights
anglais de 1689, correspondait à une société relativement immobile, une société
de contrôle social fort, d'équilibres plus ou moins homéostatiques. Dans ce
monde très intégré mais en même temps très fragmenté, très hiérarchisé, comme
le sont les sociétés traditionnelles, la démocratie s'est définie comme un
idéal d'égalité qui fait sauter les barrières et qui ouvre les portes et les
fenêtres. Mais nous ne sommes plus dans ce monde; notre monde n'est plus un
monde de villages; nous ne sommes plus formés par le châtelain, le curé, le
grand-père; nous le sommes bien davantage par le programme de télévision, les
jeux vidéo et la science.
Nous ne pouvons plus en appeler à l'universel contre le monde chaque fois plus
étranger de la tradition, parce que nous sommes dans un monde industrialisé,
mercantile, informatisé, "mass-médiatisé", etc. Et donc la question
qui se pose est: l'appel à un principe universaliste de droit, quelle forme
peut-il prendre dans un monde en mouvement ? Je comprends bien que l'appel à un
principe universel ait permis de rompre avec le monde cloisonné traditionnel
des coutumes et des vérités établies. Mais que cela devient-il lorsque le monde
bouge, devient industriel ? La réponse concrète est qu'on est passé des droits
de l'homme aux droits sociaux. On a parlé du droit au travail, du droit à la
famille, et c'est dans cette lignée que certains veulent déclarer le chômage
illégal.
Des groupements de travailleurs, des syndicats ont dit: c'est très bien,
Liberté Egalité Fraternité, mais ce qui nous intéresse, c'est le droit du
travailleur à intervenir dans la détermination de ses condi tions d'emploi, de
travail et de rémunération. C'est beaucoup plus concret, et les droits demandés
ne sont pas des droits universels, ce sont des droits particuliers, pour les
salariés qui sont définis non par leur condition humaine mais par des rapports
de travail, des rapports sociaux de production. De la même manière, d'autres
ont dit: vous, Français, vous avez dit: Liberté Egalité Fraternité, mais moi je
suis algérien, vietnamien, sénégalais ou guinéen, et je suis colonisé par vous.
En tant que nation, par exemple, en calquant mes projets sur les vôtres, je
demande la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes. Donc, là encore, c'est
un principe universel qui est avancé mais par des peuples qui demandent à être
reconnus dans leur réalité particulière. Ce n'est pas du tout la même chose
d'être reconnu comme être humain que de dire que tous les hommes naissent
libres et égaux en droit: non, chacun demande à être reconnu comme arabe,
algérien, musulman, kabyle.
Enfin, un troisième grand mouvement démocratique a été celui des femmes. Elles
ont considéré comme scandaleux que les principes: Liberté Egalilé Fraternité ne
soient appliqués qu'à 50 % de la population adulte. Et leur revendication était
d'autant mieux fondée que, si on a créé le suffrage universel, c'est avec
l'idée que l'homme est universel, rationnel et devait être opposé à la femme
qui ne l'est pas, comme l'a rappelé récemment Rosanvallon dans son livre sur le
suffrage universel. Et ce n'est pas un hasard si le pays européen qui a donné
le premier le suffrage uni versel, la France, en 1848, a attendu 97 ans pour
donner le droit de vote aux femmes, et encore aurait-elle probablement attendue
plus longtemps s'il n'y avait eu une ordonnance du gouvernement provisoire à
Alger! Donc les femmes disent Oui, je veux les droits de citoyenne, cela c'est
un principe universel. Mais je veux que les femmes soient reconnues dans leur
spécificité et d'ailleurs le mouvement ouvrier avait parlé le premier dans ce
sens puisqu'une des premières lois sociales votées a été l'interdiction du
travail de nuit des femmes. Ainsi les femmes ont demandé à avoir tous les
droits politiques légaux, universels, pour défendre des intérêts particuliers,
par exemple le congé maternité.
Vous voyez que dans les trois cas: problème de classes sociales, problème de
nation, problème de sexe (au sens du genre), dans les trois cas il s'agit bien,
et toute l'histoire sociale des 150 dernières années l'atteste, de passer de
l'affirmation de l'universalité, (les droits fondamentaux de l'homme, le droit
naturel), à une vision plus complexe, cherchant à incarner des droits uni
versels dans des catégories, des situations, des rapports sociaux,
particuliers. Donnons maintenant de ces trans formations une formulation plus
générale. Nous ne croyons plus qu'il soit suffisant de parler des droits
fondamentaux et nous ne croyons surtout plus que la meilleure manière de
défendre les droits fondamentaux soit d'en appeler à un monde du politique qui
serait au-dessus du monde social. Cette image aristotélicienne est encore
défendue par de grands esprits; on pense d'abord et avant tout à Hannah Arendt,
mais aujourd'hui nous hésitons à suivre cette voie, nous voulons que ces
libertés fondamentales s'expriment dans le travail, dans les relations hommes
femmes, dans les relations entre les nations; je dirai même que nous avons tous
envie de dire: La démocratie,c'est la loi de la majorité, certes, mais c'est
aussi le respect des minorités. Et rien que cette expression nous montre le
renversement de perspectives qui s'est installé dans la conception que nous
avons de la démocratie. L'essentiel de la réflexion politique, c'est Comment
combiner l'appel à l'universel, l'appel aux droits de l'homme, avec le respect
des particularités ? Le plus célèbre des philosophes politiques, John Rawls,
dans son dernier livre qui s'appelle Political Liberalism dit de manière
tout à fait simple que la démocratie consiste à faire vivre ensemble, c'est à
dire sous les mêmes lois, des gens de conditions et de croyances différentes.
Ce que nous exprimons généralement dans notre langage français d'un seul mot:
la laïcité. Il n'y a pas de démocratie qui ne soit pas laïque. Le premier texte
laïque et le texte le plus lu, fondamental, de la laïcité, c'est cer tainement
la constitution des États Unis, et je prends cet exemple parce que les
Américains aiment bien se référer à des valeurs religieuses. La constitution
américaine pose le principe de la laïcité, de la sécularisation: l'État ne doit
être identifié à aucun corps, ni croyance, ni conviction. Donc, lorsque des
intégristes disent: il faut déséculariser l'État, il faut que l'État soit
islamique ou chrétien ou juif ou bouddhiste ou hindouiste, cet Etat ne peut pas
être démocratique. Comment peut-on combiner des principes universalistes avec
le respect de la liberté des individus ? Il y a deux grandes réponses, également
inacceptables. Il y a d'abord la réponse, souvent française, qui est de
maintenir envers et contre tout un privilège exclusif à l'universalisme, c'est
à dire que l'on refuse toute particularité (vous vous rappelez la phrase
célèbre de tant de révolutionnaires, je pense à l'Abbé Grégoire, à
Clermont-Tonnerre, à propos des juifs: "Tout pour les juifs comme
individus, rien pour les juifs comme communauté"). Cela, c'est la position
que je peux évoquer d'un mot à propos du problème le plus brûlant, l'immigration.
La position française a toujours été: Ayons une législation ouverte, protégeons
les droits des individus, ayons une conception de la nationalité qui soit
accueillante. Et c'est encore la tentation.
Le Haut-Conseil de l'immigration a publié un livre que vous trouverez
facilement en librairie intitulé L'intégration à la France; c'est un
texte très libéral d'esprit, mais très individualiste et personnel. C'est une
conception qu'il est aujourd'hui difficile de considérer comme suffisante, car
il faut trouver une réponse à la question: comment combiner l'universel et le
particulier, et ce qui est inquiétant, c'est qu'on dit: s'intégrer à la France,
c'est s'intégrer au pays des droits de l'Homme, donc plus vous êtes
universaliste, plus vous êtes français; ce qui ne correspond pas à la réalité.
Aujourd'hui, vous le savez bien, le monde est emporté dans le sens opposé, dans
le sens du multiculturalisme, d'abord dans le tiers monde mais aussi dans le
"premier monde", celui des pays industrialisés. C'est l'opinion,
c'est la tendance culturelle qui domine dans beaucoup de pays, surtout aux
Etats-Unis, et en particulier dans les meilleures universités américaines. Ce
qu'on appelle "politically correct" consiste à dire qu'il faut en
finir avec la suprématie de la culture euro-centrée, masculine, ou en tous cas
centrée sur la culture masculine, judéo-chrétienne et bourgeoise.
Il y a des gens qui disent qu'il y a là une culture féminine, et qu'il faut
faire une "herstory" à côté de la "history", qu'il faut
faire une histoire des États-Unis vue par les Indiens, ou une histoire de
l'Amérique latine vue par les colonisés, qu'il faut faire une histoire des
Etats-Unis vue par les homosexuels, alors que l'histoire en général est plutôt
une histoire hétérosexuelle; et c'est très général, on pourrait ajouter: une
histoire des jeunes, une histoire des vieux. Le danger, c'est d'enfermer chacun
dans sa culture, de supprimer tout universalisme. Mais alors comment est-ce
qu'on peut vivre ensemble ? Ce peut être par la guerre, la croisade, le djihad,
ou par le marché. Cela ne constitue pas la communication sociale. Si l'employé
du bureau de poste vous répond en arabe, et son voisin en swahili, l'lrlandais
de passage risque d'être perdu! Alors, laissons de côté les positions extrêmes,
et interrogeons-nous sur les gens qui ont proposé des solutions plus élaborées.
Il me semble que l'homme qui a fait les proposi tions les plus avancées est
celui qui, pour cette raison-là exerce la plus grande influence intellectuelle
dans le monde, c'est actuellement Jürgen Habermas. Il dit: Il y a de
l'universalisme dans tous les domaines, dans le domaine de la raison pratique (Critique
de la raison pratique d'Emmanuel Kant), dans le domaine de l'esthétique (Critique
du jugement de Kant), autant que dans la science (Critique de la raison
pure du même Kant). Dans les trois domaines est présent l'universalisme.
Donc, il y a quelque chose d'universel, et si cela vous semble un peu abstrait,
je vais en donner une expression concrète en me référant à une des institutions
les plus modernes qui soient, je veux dire le musée.
Vous allez dans un musée, vous rencontrez des civilisations, des cultures
différentes, que vraisemblablement vous ne comprenez pas, ou que vous ne
connaissez pas bien, mais cela vous inspire le respect, cela vous émeut, vous
intéresse. A travers la diversité des contenus culturels se révèle
l'universalité de l'ouvre de culture.
Mais je peux aussi, et le même Habermas nous y engage, insister sur la
diversité des cultures. C'est exactement ce que dit sa célèbre notion de
Patriotisme de constitution qui veut dire qu'il faut que tout le monde accepte
les règles du jeu et moyennant cela reconnaître l'autre dans sa différence.
Est-ce suffisant pour définir des règles de vie commune ? Si je prends l'exemple
des Turcs et des Allemands, on a quand même pas tellement vu de Turcs qui tuent
des Allemands tandis qu'on a vu des Allemands qui tuaient des Turcs. C'est
cette assymétrie, ce rapport de domination qui crée le préjugé raciste et la
violence. La tolérance culturelle ne suffit pas à les écarter.
Dans les formulations générales celle qui m'apparaît la plus juste est celle
d'un philosophe politique canadien anglais, Charles Taylor dont le dernier
petit livre, une conférence faite à Princeton, s'appelle d'un très beau titre The
Politics of Recognition, la politique de la reconnaissance. Pas la
reconnaissance de la différence, mais la reconnaissance de l'autre, et,
excusez-moi de recourir un instant à mon propre vocabulaire, de l'autre comme
Sujet. C'est la raison pour laquelle j'ai défini la démocratie comme la poli
tique du Sujet. La notion plus précise à laquelle j'ai recouru est une notion
que j'ai empruntée à un ethnologue célèbre, Marcel Mauss, qui parle de la
"recomposition du monde". Or, je vous disais tout à l'heure à propos
des femmes, et ce n'est pas un détail de l'histoire cul turelle: notre
conception de la modernité a reposé sur une concep tion antagoniste: le monde
de la raison, de la citoyenneté, qui est aussi le monde des hommes, des
adultes, des civilisés, s'oppose à un monde qui est celui de la tradition, de
l'émotion, qui doit être dominé. Il faut que soyons bien conscients que notre
conception de la modernité comme rationalité a été une conception militante, et
s'il nous faut employer un mot qui prend tout son sens aujourd'hui, une
conception chargée d 'exclusion. Elle est orgueilleuse, elle est conquérante,
car elle suppose une opposition entre les conquérants et les conquis, entre
ceux qui défen dent la raison universelle et ceux qui s'enferment dans la
particularité de leurs passions, de leur race, ou de leurs traditions.
Je pense que la seule réponse à la question: Comment combiner l'universel et le
particulier, comment faire en sorte qu'on reconnaisse l'égalité des femmes et
leurs droits à la différence, que l'on reconnaisse le droit des peuples à
disposer d'eux-mêmes, et à se donner des formes d'organisation sociale et
politique qui ne seront pas les mêmes que les nôtres, comment peut-on
reconnaître les droits des salariés, mais aussi de telle catégorie de salariés
(nous avons créé une Sécurité sociale pour les mineurs, par exemple, qui n'ont
pas le même régime que tout le monde. Les lois sociales sont presque toujours
des lois qui concernent des catégories particulières), la seule réponse est:
considérons-nous tous comme les acteurs éclatés, partiels, d'un immense travail
de recomposition des éléments que notre modernisa tion a séparés.
Nous avons dit: Je casse le monde en deux; je sépare les hommes et les femmes,
les adultes et les enfants, les managers et les travailleurs, les civilisés et
les sauvages, les colonisateurs et les colonisés, etc. Et maintenant ce que
j'appelle la modernité en termes politiques, la démocratie, consiste à recoller
les rnorceaux, c'est à dire à "réintégrer" (je vais prendre le mot d'
Edgar Morin) dans un monde plus "complexe" les éléments que nous
avons compris autrefois comme étant contradictoires. Les hommes et les femmes à
la fois ont des droits différents, ont des réalités bioculturelles différentes,
et en même temps ne sont pas des mondes entièrement séparés; ils combinent
différemment les mêmes éléments. Comme les homosexuels; comme probablement nous
nous efforçons de le dire et de le faire à propos des malades du sida: à la
fois ils ont des problèmes particuliers: et ils doivent être traités comme por
teurs de certains aspects de la condition humaine. La démocratie se mesure au
degré de diversité que gère la loi d'une société. La loi doit reconnaître mes
droits fondamentaux, c'est-à-dire à la fois ma liberté et mon identité.
Il y a quelques années, un philosophe de la post-modernité, Jean-François
Lyotard, a lancé une formule qui est devenue célèbre, sur la fin des grands
récits historiques. Lyotard a raison: nous ne croyons plus que le monde c'est
la marche vers le progrès, vers le libéralisme, vers le socialisme, vers le
communisme. A condition qu'on ajoute ce qui est, pour moi, le plus important:
Oui, l'époque des grands récits historiques est terminée, mais nous sommes
entrés dans une époque où chacun de nous s'efforce de faire de sa vie
personnelle un récit, s'efforce de disposer du plus vaste ensemble qu'il
possède, sa vie, pour en faire une vie aussi individuelle que nos empreintes
digitales sont individuelles. Chacun veut que sa vie soit sa vie, pas celle de
sa catégorie sociale, de son sexe, de sa langue, de sa profession, que sais-je.
Chacun veut que chaque élément de sa vie puisse être considéré comme le signe
d'une individuation. Et je pense que c'est aujourd'hui ce qui est la valeur
principale, dans le monde moderne; ce que souvent les psychologues américains
ont exprimé en donnant tant d'importance à la "self-esteem". Je ne
serais pas loin d'employer un mot qui est dangereux, mais en me référant à un
texte célèbre de 1914 de Sigmund Freud sur le narcissisme, celui de
"narcissisme secondaire", mais comme le mot a acquis une connotation
négative, disons simplement "l'amour de soi".
Et je pense que la grande demande culturelle d'aujourd'hui, c'est ça: l'amour
de soi. Pas au sens d'égoïsme, pas au sens de cocooning, au sens de ce que
j'appelle un Sujet, c'est à dire la volonté de chaque individu de se comporter
en sujet, d'être un acteur. Et la démocratie, c'est l'ensemble des conditions
institutionnelles qui donnent une meilleure chance à l'individu d' être un
sujet. Nous ne disons plus: il faut sacrifier l'individu à la société, à la
nation, à Dieu, à la science, à la raison, à l'histoire, à l'ordre du monde.
Nous pensons fondamentalement que la société, le social, l'institutionnel, le
juridique, le politique, doivent être des instruments au service de
l'individuation, ou, au sens le plus protond, de ce que j'appelle la
"subjectivation". Michel Foucault y voyait le risque de les
transformer en sujets d'un Prince ou d'un système; ce danger est très réel, mais
notre monde, qui peut assujettir les individus par des propagandes, des
publicités, des formes de normalisation, etc., est aussi celui qui a fait de
l'individu un être pour lui-même, et a, par conséquent, donné à la notion de
Sujet une importance essentielle.
La politique doit être comprise, si on veut être démocrate, comme la défense
institutionnelle de la personne humaine, de l'individu, des minorités, des
groupes, de l'ensemble de la collectivité, autrement dit les catégories
politiques sont des catégories instrumentales au service de quelque chose qui
est plus fondamental et qui est même, en son principe même, antisocial et que
nous appelons tout simplement ici la liberté. Ce que, tout au début de notre
monde moderne, dans un vocabulaire et des perspectives complètement différents,
disaient Suarez ou Las Casas, théologiens espagnols, qui furent les premiers à
s'opposer aux Conquistadors en disant que les Indiens étaient des créatures de
Dieu, autant que les Espagnols, et par conséquent qu'ils avaient quelque chose
au-dessus de leur personnalité, de leur éducation qui était le fait que tous
les êtres humains sont des créatures de Dieu.
Permettez-moi de terminer en revenant à mon point de départ: cette réflexion un
peu théorique est plus proche de la réalité quotidienne que des débats purement
institutionnels. Il n'y aura pas de défense de la démocratie, il n'y aura donc
pas de liberté, si nous ne sommes pas capables de donner aujourd'hui un
fondement aussi fort à la démocratie que nos ancêtres l'ont fait quand ils ont
rédigé la déclaration des Droits de l'Homme.