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CENDRES ET SANG - Un film de Fanny Ardant

Franceza


CENDRES ET SANG



Un film de Fanny Ardant

176 rue du Temple 75003 Paris

Tél. : 01 42 01 07 05 Fax : 01 42 01 08 30

S.A.R.L. au capital de 50 000 € – R.C.S. PARIS B 488 283 193 – APE 5911C

LES PERSONNAGES

LA FAMILLE SIKIAS

La grand-mère : VENERA

-Le fils aîné : ANTON épouse AGNES  : deux filles DEBORAH et FLORA, un fils LOUPPOS

-Le second fils : SIMEON épouse ILARIA : sans enfant

-Le troisième fils : VAL (mort) épouse JUDITH : trois enfants  PASHKO, ISMAEL,  et MIRA

LA FAMILLE POGRADES

Le grand-père : TIMOS

La grand-mère : HANNA

-Le fils aîné : ALBAN épouse MARTHA : un fils SCANDER

-Le second fils : RUDOR (mort) épouse ASPASIA: deux enfants DAMIAN et SLATOR (les jumeaux)

LA FAMILLE DRIN

Le grand-père : ALEXANDER

La fille aînée : JUDITH

 La langue du pays est signalée par des astérisques *

1.EXT. CREPUSCULE – LES DOCKS – MARSEILLE

Le ciel est bleu. La mer est bleue.

Le long d’un quai désert, une voiture noire aux vitres fermées passe lentement.

Une petite fille arrive en courant, suivie de son chien.

Une voix d’homme avec un fort accent l’appelle.

Elle se retourne.

VOIX D’HOMME

MIRA ! MIRA ! attends-moi !

MIRA, cinq ans, s’arrête au bas d’un grand escalier de pierre aux angles durs. Elle saute d’un pied sur l’autre en riant ; son chien fait des bonds et désignant les nombreuses marches, elle crie :

MIRA

On fait la course Papa ?

Un homme de quarante ans, aux yeux et cheveux noirs, arrive en souriant accompagné de deux jeunes garçons de huit et dix ans, ses fils, PASHKO et ISMAEL.

LE PÈRE

D’accord ! vas-y ! grimpe cinq marches et tu  nous donnes le signal quand tu es prête.

MIRA commence à monter le grand escalier en comptant :

MIRA

Un, deux, trois, quatre….

Le père et ses deux fils se lancent dans la course.

En haut de l’escalier  deux hommes apparaissent. Ils s’arrêtent en attente.

Leurs silhouettes se découpent sur le ciel  : l’un est grand et maigre, l’autre plus trappu.

Simultanément, la même voiture noire (vue au début) repasse dans l’autre sens, cette fois, les vitres baissées, en se rapprochant de l’escalier. Le bruit des freins sur les pavés fait se retourner le père des enfants .

Un coup de feu éclate et l’atteint en plein cœur. Il tombe à la renverse et sa tête vient se fracasser sur le bord des marches.

La voiture démarre en trombe et les deux hommes en haut de l’escalier s’enfuient.

MIRA et ses frères regardent leur père allongé et le sang qui coule sur la pierre.

        NOIR

10 ANS PLUS TARD

2.INT. JOUR – MAGASIN - MARSEILLE

Une femme parle dans l’obscurité

Une voix(off)

Je vois… ce qui ne va pas.

Une lampe s’allume avec un petit déclic et la lumière clignote. Une femme, JUDITH, tient dans ses mains une lampe de piano et parle à un homme. Seuls le visage et les mains de JUDITH sont éclairés.

Nous sommes dans un petit magasin d’électricité d’une rue populaire du vieux Marseille. JUDITH est la vendeuse. Elle est grande et brune, la cinquantaine. Elle porte une blouse blanche qu’elle a boutonnée jusqu’au cou. Elle est chaleureuse et énergique.

JUDITH dévisse le bas de la lampe, rajuste des fils et  la lampe cesse de clignoter.

JUDITH (en rallumant le magasin)

Et voilà ! c’était juste un fil entortillé.

LE CLIENT

Combien je vous dois ?

JUDITH

Rien.

LE CLIENT

Il dira quoi votre patron ?

JUDITH (avec un sourire complice)

Il n’a besoin de le savoir.

Le client remercie et se dirige vers la porte.

Il croise une jeune fille de 15ans, MIRA qui joyeusement court vers sa mère.

MIRA

Je suis en avance. Je vais t’aider à fermer.

Le client regarde par la vitrine en passant. Il voit JUDITH faire de grands gestes en parlant avec MIRA qui rit.

3. EXT. JOUR – VUE DES TOITS DE LA VILLE

Un grand vent balaye la ville et fait claquer des portes et des fenêtres.

4. EXT. JOUR - UN SQUARE DANS LE CRÉPUSCULE

Le vent balance les branches des arbres d’un square.

JUDITH et MIRA le traversent en marchant dans une allée de graviers. Elles parlent avec animation.

JUDITH fait toujours de grands gestes.

Deux garçons débouchent brusquement dans la même allée.

Ils cherchent à leur barrer le chemin, en sifflant avec des gestes obscènes

JUDITH et sa fille les dépassent sans les regarder.

Dans leur dos, un des garçons lance :

LE GARCON

Vous cherchez de la compagnie ? On va pas vous laisser seules comme ça !

JUDITH continue à marcher sans répondre.

L’autre garçon s’adresse à MIRA :

L’AUTRE GARçON

Mademoiselle ! tu ne réponds pas ?

LE PREMIER GARCON

T’es mal élevée ou t’es sourde ?

JUDITH élève la voix tout en marchant.

JUDITH

Non je ne suis pas sourde et c’est vous le mal-élevé.

LE PREMIER GARCON

C’est pas à toi qu’on cause, c’est à la belle mademoiselle.

JUDITH

Et bien c’est moi qui vous répond.

LE  PREMIER GARCON

Toi, la vieille chienne, dégage !

JUDITH se retourne violemment et, déterminée, avance sur eux qui, surpris, s’arrêtent.

JUDITH (les dents serrés, froide)

C’est toi le chien ! tu aboies, tu pisses, si tu sais faire autre chose, montre moi.

Elle attend en les fixant.

Il y a quelque chose en elle qui les fait céder. Ils rebroussent chemin en ricanant.

MIRA est restée immobile, terrorisée.

5. EXT. JOUR – UNE RUE LE LONG DU PORT

Sur la façade d’un immeuble il y a une fenêtre ouverte qui laisse échapper un rideau agité par le vent.
Ce rideau voile et dévoile tour à tour un jeune homme à l’intérieur d’une chambre. Allongé sur un lit, il caresse une femme dont le dos est caché par de grands cheveux noirs. Elle crie.

Il sourit. Il a vingt ans. Il est maigre et sombre. Il s’appelle PASHKO.

6. EXT. SOIR – LE SQUARE AU CRÉPUSCULE

Un autre jeune homme avec un sac à dos traverse le square, par la même allée de graviers qu’ont prise JUDITH et sa fille

Au passage, il cueille une branche de lilas. C’est un garçon de 18 ans. Il s’appelle ISMAEL.

Il dégage une gaité juvénile.

7. INT. SOIR – APPARTEMENT SIKIAS - CUISINE

JUDITH est installée à la table de la cuisine.

Elle travaille sur des lampes aux abats-jours extravagants : une voile de corsaire, une pagode chinoise, une tour eiffel… elle regarde vers la porte ouverte sur le salon. Elle entrevoit MIRA, assise sur le canapé, qui joue toute seule aux échecs et qui de temps en temps relève la tête  vers son frère, appuyé au chambranle de la porte et qui gesticule. On reconnaît PASHKO. Il est nerveux, agile avec un visage mobile. Le rire de MIRA réconforte JUDITH ; elle sourit tout en continuant à bricoler ses lampes

Elle entend des éclats de voix sur le palier derrière la porte d’entrée qui s’ouvre sur ISMAEL (le jeune homme à la branche de lilas) en train de parler à quelqu’un dans la cage d’escalier.

8. INT. SOIR – APPARTEMENT SIKIAS - ESCALIER

ISMAEL se penche vers une grosse dame qui croasse d’en bas.

ISMAEL (exagérement poli)

Non madame Praquin, ce n’est pas de notre faute, je regrette ; c’est le vent… peut-être

Madame PRAQUIN

Le vent, il a bon dos, j’ai des yeux pour voir.

ISMAEL (toujours ironique)

Et comment on l’aurait cassé votre vitre ?

Madame PRAQUIN

Ça j’en sais rien avec tout le bruit que vous faites, vous les Sikias.

7suite - INT. SOIR – APPARTEMENT SIKIAS - CUISINE

JUDITH s’est arrêtée de travailler. Elle se lève et écoute l’altercation qui se passe sur le palier.

ISMAEL (off) farceur

Donc ce sont vos oreilles que l’on casse et pas votre vitre

Madame PRAQUIN (off)

 Famille de sauvage !

PASHKO se rue sur le palier, il pousse ISMAEL et apostrophe la mère Praquin.

8suite - INT. SOIR – APPARTEMENT SIKIAS - ESCALIER

PASHKO (agressif)

Qu’est-ce que vous avez dit ? Répètez !

JUDITH intervient à son tour pour arrêter PASHKO dont elle craint les réactions et parle d’une voix ferme :

JUDITH

Ça suffit ! Arrêtez-vous ! PASHKO ! ISMAEL ! rentrez !

Les enfants obéissent immédiatement.

JUDITH se penche sur la rampe de l’escalier et s’adresse calmement à Madame Praquin :

JUDITH

Madame Praquin, je ne sais pas comment votre vitre s’est cassée mais…

Madame PRAQUIN

Moi je sais…

JUDITH couvre la voix de la mère Praquin avec une détermination froide :

JUDITH

      … mais je comprends que cela vous dérange, je vous enverrai demain un de mes fils pour la remplacer… ou moi-même après le travail, ne vous inquiétez pas…

La mère Praquin ne sait plus quoi dire.

JUDITH

… Bonne soirée Madame Praquin.

7suite. INT. SOIR – L’APPARTEMENT DES SIKIAS

JUDITH ferme la porte et se retourne en mettant un doigt sur ses lèvres. Elle regarde ses fils : ISMAEL rigole, PASHKO est fou de colère. MIRA ouvre de grands yeux interrogateurs.
JUDITH se dirige vers la cuisine.

PASHKO

Qu’est-ce qui t’as pris, tu acceptes que cette bonne femme nous insulte !

JUDITH range ses lampes et commence à préparer le dîner.

PASHKO

C’est une folle qui nous accuse et toi tu la défends !

ISMAEL (ironique)

Et on lui recolle sa vitre en plus.

MIRA aide sa mère à mettre le couvert.

MIRA

Mais de quoi vous parlez ? qu’est-ce qui se passe ?

ISMAEL lui raconte avec des des gestes inventifs et fantaisistes, il mime la scène qui vient d’avoir lieu. MIRA est sourde.

ISMAEL

Madame Praquin… (il mime une femme trapue avec trois chignons en équilibre sur sa tête revêche, les bras croisés sous une poitrine avantageuse)

MIRA (en riant)

Madame Praquin !

ISMAEL(en acquiescant et en mimant)

Le vent a soufflé, sa fenêtre s’est ouverte, une vitre s’est cassée…

PASHKO (en se frappant la poitrine)

… et elle dit que c’est nous.

MIRA (en haussant les épaules)
On s’en fiche, ce n’est pas vrai.

ISMAEL (réprobateur,toujours avec des gestes)

  Mais Maman va aller la réparer.

MIRA(fataliste)

Maman ! elle oublie, elle pardonne et elle répare.

JUDITH sourit tout en s’affairant autour de ses casseroles.

PASHKO (entre ses dents)

Si c’était moi je lui ferai rentrer dans la gorge son carreau.

JUDITH

Si tu commences avec la violence tu devras l’utiliser jusqu’au bout.

JUDITH se tourne vers ISMAEL :

JUDITH

Donne moi la petite casserole.

ISMAEL
 La révolution française ne s’est pas faite qu’en chantant !

PASHKO

On s’en fout de la révolution française.

ISMAEL (moqueur et faussement choqué)

Quoi ? tu craches sur notre belle république ?

PASHKO

Je crache sur la mère Praquin.

JUDITH

Ce n’est qu’une pauvre femme.

PASHKO tourne en rond autour de la table en jouant avec un couteau dont la lame est très effilée.

JUDITH

Ne joue pas avec ce couteau, tu vas te couper.

ISMAEL essaye d’attraper le couteau de PASHKO et ils se courent après autour de la table en riant :

ISMAEL(moqueur)

Et tu sais bien que « le sang ne se perd jamais »

JUDITH (superstitieuse)

Ne dis pas ça !

ISMAEL

Mais c’est un de tes petits proverbes préférés !

JUDITH (sombre)
Je le dis quand il le faut.

PASHKO

Tu n’y crois plus ?

JUDITH ne répond pas.

MIRA s’est approchée de la fenêtre grande ouverte sur le ciel, elle s’exclame :

MIRA

Oh regardez ! on voit la grande ourse !

ISMAEL l’a rejointe et s’accoude près d’elle.

MIRA

Il y avait une jeune fille, Calisto, elle faisait partie des suivantes d’Artémis. Zeus l’aimait et elle a attendu un petit bébé en cachette. Un jour, elle était dans les bois, à la chasse, avec Artémis, il fallait traverser un étang, tout le monde devait se déshabiller et alors on a vu son gros ventre. Artémis s’est mise en colère, elle l’a transformée en ourse et elle a lancé ses chiens sur elle avec ses flèches. Calisto est morte… mais Zeus est allé la chercher au fond de l’eau, il l’a prise dans ses bras, il l’a déposée dans le ciel, près de lui, près de l’étoile polaire.

Les silhouettes de MIRA et d’ISMAEL se découpent sur le ciel où les étoiles scintillent.

JUDITH (off)

Les enfants ! à table !

9. INT. NUIT – APPARTEMENT SIKIAS - CHAMBRE DES GARCONS

Les deux garçons partagent la même chambre.

ISMAEL est à sa table de travail, au milieu de ses livres (on reconnaît le code civil) et il fume.

PASHKO enfile son blouson et prend ses clefs.

PASHKO

Ciao ! t’enfume pas trop le cerveau ! je vais à une fête après le travail, je rentrerai tard, on se croisera demain matin.

ISMAEL

Peut être ! j’ai trouvé un nouveau boulot. A l’aube ! c’est chiant !

PASHKO
Quoi ?

ISMAEL

Décharger du poisson !

PASHKO (en se bouchant le nez)

Hum ! ça va chlinguer !

ISMAEL

Et toi, le dégueulis des poivrots dans ton bar ?

PASHKO

Ouai mais dans « mon » bar, le fric se ramasse plus vite que les verres sales. Allez ciao !

PASHKO sort de la chambre.

10. INT. NUIT – APPARTEMENT SIKIAS - CHAMBRE DE MIRA ET JUDITH

PASHKO passe sa tête par la porte entre ouverte de MIRA qui partage sa chambre avec sa mère. Il y a le portrait du père, Val, qui sourit, entouré de ses trois enfants.

MIRA est allongée sur un des lits jumeaux, elle lit « L’idiot » de Dostoievsky.

PASHKO (en mimant)

A demain ma belle ! dors bien !

MIRA (elle lui envoie un baiser)

A demain !

11. INT. NUIT - APPARTEMENT SIKIAS - CUISINE

PASHKO passe devant la porte de la cuisine.

JUDITH est en train d’emballer des abats-jour dans du papier.
PASHKO dépose de l’argent sur la table, une dizaine de billets.

PASHKO

Tu travailles trop.

      JUDITH

Et toi tu ramènes trop d’argent.

PASHKO

 Je peux bien t’aider un peu.

JUDITH

J’ai pas besoin qu’on m’aide…

Elle change de ton.

JUDITH

… d’ailleurs les autres voyous je les ai bien mis au pas.

PASHKO (tout de suite sur le qui-vive)

Qui ça ? de quoi tu parles ?

JUDITH fait marche arrière et reste silencieuse

PASHKO

Je partirai pas tant que tu me diras pas.

JUDITH (après une hésitation)

Je ne voulais pas qu’on inquiète MIRA ! qu’on lui manque de respect ! c’est tout.

PASHKO

QUI ?

    PASHKO regarde sa mère jusqu’à ce qu’elle cède :

JUDITH (en soupirant)

Le fils Dupré.  

PASHKO regarde sa mère qui l’embrasse en lui recommandant :

JUDITH

Ne te mêle pas de ça !

PASHKO quitte la cuisine.

La porte claque.

JUDITH sursaute.

12. EXT.NUIT – LE SQUARE

PASHKO est dans le square. Il a grimpé dans un des arbres de l’allée de graviers. Il attend.

Dupré rentre dans le square.

PASHKO le voit arriver. Il attend qu’il passe sous l’arbre et il lui tombe dessus. Ils roulent tous les deux sur le gravier. PASHKO plaque Dupré qui se débat.
Ils se battent en s’agrippant l’un à l’autre en silence.

Dupré remonte violemment son genou contre l’entrejambe de PASHKO qui lâche sa prise sous l’effet de la douleur.

Dupré se redresse, sort son couteau.

PASHKO recule :

PASHKO

Pas le couteau !

Dupré s’avance et frappe PASHKO au bras.

Sous le coup de la douleur, PASHKO le regarde étonné.

Tous les deux se font face. PASHKO se rue sur Dupré et l’atteint d’un coup de pied au ventre. Celui-ci lâche son couteau. PASHKO le saisit et le jette en l’air :

PASHKO

Avec ou sans couteau tu n’es qu’une merde.

Dupré, à nouveau, se jette sur PASHKO qu’il déséquilibre.

PASHKO, en tombant, agrippe une des pierres du massif. Il se dégage de Dupré, lui balance un coup de tête.
Dupré s’écroule par terre

PASHKO brandit la pierre, le visage déformé par la haine, il se penche vers lui :

PASHKO

Tu ne regarderas plus ma famille, tu ne leur diras plus un mot, à personne, ni à ma mère, ni à MIRA, ni à ISMAEL….

Et de toutes ses forces, il abat la pierre sur le genou de Dupré qu’il écrase.

PASHKO

… sinon je te tue.

PASHKO se relève et s’en va sans se retourner.

13. EXT. JOUR – RUE APPARTEMENT DES SIKIAS

JUDITH est sur le balcon.
En chemise de nuit, elle guette par la fenêtre. Elle fixe la rue déserte où les réverbères s’éteignent brusquement laissant une lumière pâle et fragile flotter comme un brouillard.

PASHKO finit par arriver. Il lève la tête vers la fenêtre.

La mère et le fils se regardent.
JUDITH voit les pansements sur le visage de PASHKO et son bras bandé. Elle baisse les yeux, tourmentée.

14. EXT. JOUR – APPARTEMENT SIKIAS - ESCALIER

La cage de l’escalier de service est un endroit sale et délabré où, à chaque étage, il y a une longue fenêtre aux multiples carreaux gris de poussière. JUDITH, munie de ses instruments de travail, est devant la vitre cassé de madame Praquin. Elle enlève les morceaux de verre et prépare son mastic. 

15. INT. JOUR – APPARTEMENT DES SIKIAS

Des cloches d’églises retentissent : c’est dimanche.

JUDITH et ses enfants sont dans le salon.

L’ambiance est tendue.

JUDITH se tient debout face à PASHKO, ISMAEL et MIRA, assis autour de la table du petit déjeuner.

ISMAEL tient une lettre dans sa main.

JUDITH a visage fermé.

JUDITH

Donne-moi cette lettre !

ISMAEL(en agitant la lettre)

Alors tu devais la cacher mieux que ça.

JUDITH

Je n’ai pas élevé mes enfants à fouiller dans ce qui ne les regarde pas.

ISMAEL

Je n’ai pas fouillé, c’est par hasard, je cherchais des papiers et je suis tombé dessus.

PASHKO (mettant de l’huile sur le feu)

C’est ça ! et tu ne l’as pas lue !!

ISMAEL

Non ! figure toi ! ça t’étonne hein ?

Les deux frères se regardent, énervés.

JUDITH intervient :

JUDITH

Ça suffit.

Un silence

ISMAEL

Pourquoi tu ne nous l’as pas lue cette lettre ? pourquoi cette fois-ci….

Il se lève et ouvre le tiroir d’un buffet d’où il sort un gros paquet de lettres entourré d’un élastique.

ISMAEL

… Et pas les autres ?

JUDITH arrive à lui prendre la lettre des mains.

ISMAEL (insistant)

… qu’est-ce qu’il y a de si grave dans celle-là ?

Des billets de train et de l’argent en tombent.

PASHKO les ramasse.

JUDITH, toujours le visage fermé, regarde ses enfants.

JUDITH

Je n’ai pas de comptes à vous rendre.

PASHKO montre les billets de train et l’argent :

PASHKO

Si tu nous expliquais, si tu nous lisais la lettre…

JUDITH, partagée entre le désir de se taire et de s’expliquer, finit par dire froidement :

JUDITH

Le frère de votre père, l’oncle Anton, nous invite au Mariage de sa fille FLORA.

PASHKO

Quand ?

JUDITH

Cet été.

ISMAEL

 Tu ne veux pas qu’on y aille ?

JUDITH

Non.

PASHKO

Pourquoi ?

JUDITH ne répond pas. Elle lisse la lettre avec des doigts nerveux.

Ismael la regarde avec attention.

ISMAEL

Tu ne veux plus jamais retourner là-bas ?

Silence

ISMAEL

A cause de Papa ?

Silence

ISMAEL

 Peut-être que papa aurait aimé qu’on connaisse sa famille, sa terre, ses amis..?

JUDITH (le coupant)

Tu ne sais pas de quoi tu parles.

ISMAEL s’approche de sa mère et lui caresse le bras :

ISMAEL (avec douceur)

Eh bien parlons-en.

JUDITH ne réponds rien. ISMAEL continue sans violence :

ISMAEL

Pourquoi à chaque fois que tu réponds à leurs lettres, tu dis non à tout, pourquoi tu ne veux plus revoir notre famille, depuis le temps….

JUDITH (entre ses dents)

Le temps ne compte pas….

MIRA regarde sa mère avec inquiétude. Elle lui semble angoissée et nerveuse. Elle lui caresse les mains qui tiennent la lettre, que JUDITH lui laisse prendre finalement.

PASHKO

On ne connaît même pas notre grand-père.

JUDITH(violemment)

Je t’interdis de parler de mon père.

Les deux garçons regardent leur mère avec stupéfaction, surpris par la violence de son ton.

PASHKO se lève brutalement :

PASHKO

Et bien moi j’ai envie d’aller là-bas, de connaître des choses,j’irai tout seul s’il le faut.

JUDITH (aussi violente)

Tu n’iras nul part.

MIRA, toujours inquiète, sans savoir ce qui se dit, mais comprenant qu’ils se disputent, lit à haute voix un passage de la lettre :

MIRA

Nap che gezip, ulle zamir pö nillam *

JUDITH s’adoucit en regardant avec émerveillement sa fille.

JUDITH(surprise)

Tu le parles de mieux en mieux, tu as fais des progrès !

ISMAEL

Tu veux bien nous traduire ?

JUDITH (à contre cœur)

« L’herbe peut fleurir à nouveau, nos familles vont s’unir »

ISMAEL (moqueur)

 Tu vois ! l’herbe est toujours verte ! de quoi as-tu peur ?

JUDITH (en le coupant, avec fierté)

Je n’ai pas peur, je me méfie!

PASHKO

De quoi ?

JUDITH secoue la tête sans répondre.

Elle tend la main vers PASHKO pour qu’il lui rende les billets de train et l’argent.

Ils s’affrontent du regard : PASHKO finit par céder.

JUDITH tourne le dos.

Les trois enfants la regardent s’éloigner.

16 début. INT. SOIR – APPARTEMENT SIKIAS - ESCALIER

JUDITH, l’air pensif, les bras chargés de sacs à provisions, monte lentement l’escalier de son immeuble. Brusquement elle relève la tête comme si elle avait reçu un coup violent. Elle reste immobile, le visage transfiguré.

Une musique envahit la cage d’escalier : un air de flûte et de cythare se mêle à la voix rauque d’une femme, complainte monocorde, obsessionnelle, mystérieuse, en langue étrangère.

Elle s’affaisse et s’assied sur une marche d’escalier.

Elle écoute, les yeux pleins de larmes, chaque mot de la chanson qui réveille un monde secret.

17. INT. SOIR – APPARTEMENT DES SIKIAS

Les trois enfants de JUDITH sont assis dans le salon, penchés autour d’un vieux tourne-disque, ils écoutent un disque en vinyl.

ISMAEL relit avec attention toutes les lettres envoyées de là-bas, éparpillées autour de lui.

PASHKO fume l’air sombre et concentré.

MIRA observe la pochette usée du disque : une femme ouvre en grand les bras, sur sa robe blanche l’ombre d’un aigle se déploie.

16 fin. INT. SOIR – APPARTEMENT SIKIAS - ESCALIER

Impulsivement JUDITH en laissant tomber ses paquets, se lève et se dirige vers la porte qui ouvre sur l’escalier de service en fer.

Elle descend silencieusement. Elle s’arrête à l’étage de madame Praquin. Elle observe la fenêtre, où parmi les carreaux sales, il y a la nouvelle vitre entourée d’un mastic tout blanc, tout neuf.
JUDITH prend un mouchoir, enveloppe sa main et d’un coup sec, elle casse la vitre juste à côté de celle qu’elle a réparée.
Un éclat de verre la blesse au bras.

18. INT. SOIR -  L’APPARTEMENT SIKIAS

JUDITH entre dans le salon.

La musique s’arrête brusquement. PASHKO cache la pochette du disque et ISMAEL, le paquet de lettres.

JUDITH regarde ses enfants :

JUDITH (faussement étonnée)

Pourquoi vous avez arrêté la musique ?

Tous les trois restent silencieux.

JUDITH (malicieuse)

Vous ne l’aimez pas ?

ISMAEL

On ne voulait pas t’ennuyer avec ça.

MIRA s’est approchée de sa mère et lui soulève le bras où une longue estafilade laisse une trace de sang.

PASHKO

Qu’est ce que tu t’es fait ?

JUDITH (lentement)

Une vieille histoire de vitre cassée !

JUDITH regarde attentivement chacun de ses enfants et attend leur réaction, sur ce qu’elle vient de dire.

ISMAEL (ironique)

Non ! ne me dis pas que tu l’as fait !

PASHKO (avec un sourire carnassier)

Alors le vent, c’était toi ?

MIRA (soucieuse)

Tu as mal ?

Elle rit, soulagée. Et comme un défi, elle lance avec gaité:

JUDITH

On y va !

Les  trois enfants sont debout devant elle, interrogatifs.

JUDITH remet le disque en poussant le volume de la musique très fort.

19. EXT. AUBE – UN RÊVE – FORET/RUES MARSEILLE

Il y a toujours la même musique obsessionnelle.

La lumière grise de l’aube filtre à travers des allées de chênes et de hêtres.
Quelque chose bouge doucement dans l’ombre : un loup s’avance lentement. Il s’arrête au bord d’un vallon dont la pente raide s’évanouit dans le brouillard. Un martèlement sourd fait se retourner le loup. Il s’élance et dévale la prairie grise, presque noire.
Derrière lui, une horde de loups se précipite et traverse ce plateau inconnu, cette terre dure qui devient de la pierre, des pavés, du macadam.
Les loups envahissent les rues endormies de Marseille et s’arrêtent devant la mer.
Ils sont là, immobiles, ils attendent.

20. INT. NUIT – TRAIN

Dans l’obscurité striée de vagues lueurs bleuâtres, JUDITH, allongée, la tête sur son sac de voyage, ouvre grands les yeux et se redresse, inquiète, en regardant autour d’elle.

Elle et ses enfants endormis sont dans un train qui roule au milieu des ténèbres d’une forêt, dans le martellement des roues sur les rails.

21. EXT. JOUR – QUAI GARE

Les portes du train claquent.

C’est l’après-midi. Tout est silencieux.

Il y a l’éclat métallique des rails qui scintillent sous la lumière brûlante.

Debout, sur le quai d’une gare inconnue tandis que le train repart et disparaît, JUDITH  et ses enfants regardent la façace d’une petite gare de campagne, déserte.

Personne ne parle. Ils sont déconcertés par le silence et le vide.

Avec un ton ironique, ISMAEL se penche à droite, à gauche :

ISMAEL (à sa mère)

Pas de fanfares, pas de trompettes pour le retour de l’enfant prodigue ?

JUDITH dissimule un sourire et hausse les épaules, un peu nerveuse.

PASHKO allume une cigarette. Il rejette sa fumée en levant la tête en l’air, il s’exclame :

PASHKO
Regardez !

Tous lèvent le regard vers ciel où un oiseau, aux ailes immenses, tourne avec lenteur.

MIRA
C’est un aigle !

ISMAEL

Qu’il est beau !

PASHKO brandit son bras et fait semblant de tirer sur l’aigle.

JUDITH le lui abaisse brutalement.

JUDITH
Ne fais jamais ça !

PASHKO

Oh ! ça va ! je ne l’ai pas tué !

JUDITH

Ici, tuer un aigle est puni de mort.

PASHKO hausse les épaules.

JUDITH, soudain très agitée, tout en se contrôlant :

JUDITH
Ecoutez moi bien. Vous allez faire très attention. Ici tout est différent. Ne vous comportez pas comme des enfants idiots, ne vous croyez ni plus forts ni plus intelligents, soyez attentifs.

ISMAEL (énervé)

A quoi ? on peut pas tout deviner.

PASHKO (léger mais avec provocation)

Ton père pourrait nous donner des conseils ! ce cher grand père si mystérieux !

JUDITH les regarde et se ferme avant de marteler ces mots :

JUDITH (froide)
Vous m’avez juré de ne pas en parler ! oui ou non ?

MIRA, inquiète, se tourne vers sa mère:

MIRA
De quoi vous parlez ?

JUDITH prend sur elle pour répondre avec le sourire.

JUDITH (rassurante)

Rien mon amour joli. Je demande à tes frères de nous nous faire honneur.

Et elle se tourne vers eux, pour ne pas se faire comprendre de MIRA :

JUDITH

 Et je veux que personne ici… (elle s’arrête) pour tous, MIRA est comme les autres.

Les garçons acquiescent, l’air consterné par cette absurdité.

Elle prend MIRA par le bras et avance vers la gare.

PASHKO et ISMAEL reprennent les valises.

22. INT. JOUR – GARE HALL

Ils traversent le hall sombre de la gare.

Un homme est assis dans l’ombre. Depuis leur arrivée, il les observe en s’éventant d’un air détaché : c’est le chef de gare.

JUDITH lui dit bonjour dans une langue étrangère.

Le chef de gare salue de la tête sans rien dire.

Dans la perspective de la porte de la gare ouverte à deux battants, sur une petite place ensoleillée, deux grandes voitures noires, aux pneus à flancs blancs et aux chromes étincelants, sont là qui attendent.

A peine JUDITH et ses enfants s’encadrent dans l’entrée que les portières des voitures s’ouvrent, en sortent trois hommes, habillés en costume sombre et chemise blanche.

Ils traversent la place en regardant à droite et à gauche, sur le qui-vive et se dirigent vers JUDITH et ses enfants.

Le plus âgé des trois s’incline et les deux autres se tiennent en arrière.

L’HOMME

Je suis votre oncle ANTON, vous vous souvenez de moi ?

JUDITH, spontanément, se penche pour l’embrasser. Il se recule, presque choqué.

JUDITH, génée, fait un sourire, comme prise en faute. Sa maladresse ne passe pas inaperçue pour ses enfants qui échangent un regard.

23. EXT. JOUR – ROUTE GARE

Les deux voitures noires roulent sur une route sinueuse dans la campagne déserte.

24. INT. JOUR – VOITURE N°1

L’oncle Anton est un homme d’une cinquantaine d’années, à l’autorité naturelle, au corps puissant. On sait tout de suite qu’il est le frère aîné. Il conduit.

A ses côtés, SAMIR, son frère, trente cinq-quarante ans est sombre. Il semble ailleurs et de temps en temps, il sourit par politesse.
JUDITH et MIRA sont à l’arrière.

MIRA regarde par la fenêtre ; elle est joyeuse et excitée.

MIRA

Je m’imaginais tout, exactement comme ça…

ANTON

Comment comme ça ?


MIRA (sans l’entendre)

 … il y a du vert, il y a du noir et de l’or 

ANTON sourit.

ANTON

Tu parles comme notre poéte « Lycophron » ! tu le connais ?

MIRA ne répond pas.

JUDITH couvre le silence.

JUDITH
Oui, elle en connaît des dizaines, elle nous les récite, elle passe son temps à dire : « écoutez, écoutez »

ANTON dirige son rétroviseur sur MIRA, penchée sur la vitre, rêveuse, un sourire aux lèvres, regardant défiler le paysage.

ANTON (chaleureux)

Tu sais que je connais par cœur votre poème de Victor Hugo : « Ceux qui vivent ce sont ceux qui luttent… » on vous l’apprend encore à l’école ?

JUDITH

Bien sûr !

Dans le rétroviseur, ANTON voit JUDITH taper légèrement le bras de MIRA, lui faire des gestes mystérieux.

MIRA, avec inquiétude, après avoir regardé sa mère, se lance :

MIRA

C’est mon premier grand voyage… avant  pour les vacances on allait au bord de la mer, Cassis, Bornes les mimosas, c’est joli… mais je préfère la campagne…

ANTON

Tu n’aimes pas la mer ?

MIRA (sans l’entendre et comme pour elle-même)

… la montagne, on ne peut pas courir, l’eau, il y a toujours un danger… j’aime la terre, on peut la prendre à deux mains, j’aime les arbres…

ANTON et SAMIR ne suivent pas tout ce qu’elle dit. Mais ANTON se penche pour regarder la forêt et il sourit, conquis par la grâce de MIRA.

JUDITH caresse la main de MIRA.

La voix de MIRA se perd dans le lointain.

25. INT. JOUR – VOITURE N°2

Les trois garçons sont silencieux.

LOUPPOS, le plus jeune des trois hommes venus les chercher à la gare, est le fils de ANTON ; il a le même âge que ses cousins. Son visage est clair, il est maigre et dur. Il sourit comme un renard.

LOUPPOS et ISMAEL sont devant, PASHKO, à l’arrière.

Ils suivent la voiture de ANTON.

Tous sont silencieux.

ISMAEL relance la conversation :

ISMAEL

Et l’hiver, il y a beaucoup de neige ?

LOUPPOS

Oui.

Silence

La distance entre les deux voitures augmente. LOUPPOS ralentit de plus en plus et s’arrête complètement au milieu de la route. Il allume une cigarette après en avoir proposé une aux deux frères.

ISMAEL (en riant et un peu surpris)

Tu t’arrêtes comme ça ? au milieu de la route ?

LOUPPOS

Je déteste la lenteur, je préfère m’arrêter un bon coup et puis foncer pour rattraper mon père

ISMAEL

T’as qu’à le doubler !

LOUPPOS
T’es fou !

ISMAEL

Tu le vexerais ?

LOUPPOS

Je l’offenserais.

ISMAEL se retourne et échange un regard avec son frère.

Il écoute LOUPPOS et observe une longue marque rouge,

une ancienne cicatrice qui part de son cou et se perd dans sa chemise.                                

LOUPPOS

Bon on y va ! accrochez-vous !

LOUPPOS démarre et lance la voiture à toute vitesse.
Il conduit et rit comme un fou.

ISMAEL ne se sent pas rassuré mais il cherche à garder le contrôle. PASHKO ferme les yeux et savoure la vitesse.

LOUPPOS se retourne vers lui en disant :

LOUPPOS

Ça te plait ?

PASHKO sourit.

LOUPPOS aperçoit quelque chose à travers la vitre arrière de la voiture.

Il freine brutalement, la voiture dérape dans le talus et s’arrête.

26. EXT. JOUR – ROUTE DE CAMPAGNE 1

LOUPPOS sort de la voiture, il s’accroupit dans les herbes et il observe, dans le lointain d’une prairie, le vieux mur d’une écurie en ruine.

Il fait signe aux deux frères de sortir avec précaution et de le rejoindre. Il leur désigne le vieux mur entouré de broussailles où un feu commence à serpenter .


LOUPPOS

On va voir ce qui se passe,

faites attention !

Il se met à courir comme un animal en se cachant le long des talus.
Les deux frères le suivent sans comprendre.

LOUPPOS leur fait signe de se baisser et de se taire.

27. EXT. JOUR – ÉCURIE EN RUINE

Tous les trois s’avancent le plus près possible du mur de pierre et se collent à l’angle.

Ils entendent des cris et des hennissements.

Ils voient des chevaux, fous de terreur qui courent les uns contre les autres dans un cercle de feu. Deux hommes trapus, aux visages fermés et durs, avec des gestes furtifs, alimentent le feu qui emprisonnent les chevaux en versant de l’essence sur des fagots de bois et de broussailles qu’ils ont disposés en cercle.

Par maladresse, un des deux homme asperge un des chevaux qui passe trop prés d’eux. Le cheval s’enflamme, se cabre et s’effondre. L’autre homme se met en colère dans une langue étrangère. Il invective son compagnon :

L’HOMME N°1*
 Qu’est-ce que tu fous espèce de demeuré ?

L’HOMME N°2*
Je l’ai pas fait exprès…

L’homme n°2 se détourne du cercle de feu, il se penche vers quelqu’un  que LOUPPOS et les deux frères ne peuvent pas voir.

L’HOMME N°2*

De toutes façons, vous en vouliez quatre, non ?

L’HOMME N°1*

T’es qu’une merde, boucle-la.

Il se tourne vers les autres toujours cachés :

L’HOMME N°1

Vous pouvez nous aider à chercher des cordes ?

Dans la fumée qui commence à s’étendre et envelopper toute la scène, les quatre silhouettes s’éloignent.

Profitant de leur éloignement, LOUPPOS enlève sa veste et la jette sur le feu pour tenter de l’étouffer. PASHKO l’imite.
Un espace dans le cercle de feu est éteint et LOUPPOS,

au milieu des hennissements, du piétinement des chevaux emballés, du crépitement du feu, accroupi devant la seule issue du cercle de feu, siffle doucement. Un des chevaux se cabre, tressaille et se tourne vers le sifflement. LOUPPOS, aplati contre le sol continue doucement à siffler : le cheval saute par dessus lui, suivi par les cinq autres chevaux et ils s’enfuient au galop.


Dans le cercle de feu reste un cheval, allongé, immobile, les yeux grands ouverts.

Cachés par la fumée, LOUPPOS, PASHKO et ISMAEL regagnent le mur de pierre en rampant dans l’herbe.
A ce moment là, surgissent deux garçons, chargés de cordes. (les interlocuteurs des voleurs, restés dissimulés) Ils ont une vingtaine d’années et ils se ressemblent, ce sont des jumeaux. 

Ils s’aperçoivent trop tard de la fuite des chevaux qui galopent libres dans le fond du vallon.

Les deux voleurs se précipitent tandis que les jumeaux  restent immobiles, le visage durci par la colère.

LOUPPOS sort de sa cachette et regarde les deux garçons avec un sourire mauvais. Il les siffle lentement.

Les deux garçons se retournent.

Chacun se reconnaît et échange un long regard sans parler.

28. EXT. JOUR – ROUTE DE CAMPAGNE 1

LOUPPOS, la figure noire de fumée, arrache des touffes d’herbes pour se nettoyer les mains et le visage. PASHKO et ISMAEL l’imitent en silence.

Avant de rentrer en voiture, LOUPPOS lance :

LOUPPOS

Vous ne parlez de ça à personne.

PASHKO et ISMAEL acquiescent.

29. INT. JOUR – VOITURE N°1

JUDITH se retourne sans arrêt. Elle est inquiète, elle ne voit plus derrière eux la voiture de LOUPPOS où sont ses fils.

ANTON (pour la rassurer)

Mon fils adore la vitesse… plutôt que de rouler doucement derrière moi, il va s’arrêter, discuter puis cravacher pour me rattraper.

JUDITH

Pas trop vite, j’espère.

ANTON (en souriant)

Ne t’inquiète pas !

JUDITH ne répond rien.

ANTON

Tu as changé !

JUDITH (sur la défensive)

Pourquoi tu dis ça ?

ANTON

  Avant tu n’avais peur de rien.

JUDITH continue à fixer le paysage sans rien dire. Une tristesse passe sur son visage. Elle finit par dire tout bas.

JUDITH

 Pendant dix ans, avec Vlad, j’ai eu peur.

ANTON

Après l’enterrement de Vlad, je croyais que tu reviendrais ici… après tous ces voyages, toutes ces villes… ici, tu es chez toi.

JUDITH (en secouant la tête)

Non ! ce n’est plus chez moi !

Elle s’approche de ANTON et lui murmure, avec douceur :

JUDITH

 Pas devant les enfants ; ils ne savent rien.

ANTON se retourne et la regarde étonné.

A travers la vitre arrière, sur la route blanche, au milieu du plateau désert, il y a la course folle de la voiture de LOUPPOS.

ANTON sourit à JUDITH qui s’est retournée pour la énième fois, il lui fait un geste : tu vois !

JUDITH est rassurée. Elle prend la main de sa fille et se met à siffler.

SAMIR et ANTON se regardent interloqués.

30. EXT. COUCHER DU SOLEIL - MAISON SIKIAS - COUR

Deux hautes grilles en fer forgé, ouvragé, s’ouvrent lentement.

Les deux voitures noires glissent le long d’une rangée d’arbres extraordinaires, puissants dont la cime forme la voute d’une cathédrale.

Une grande cour apparaît devant une maison en pierre, basse et longue. C’est une maison de maître.
Sous les branches d’un gros arbre, un groupe de femmes est assis. Elles attendent.

Des chiens courent dans tous les sens et aboient. Ils précèdent le groupe des hommes de la famille Sikias : ANTON, SAMIR, LOUPPOS, PASHKO et ISMAEL. Un peu en retrait, JUDITH et MIRA ferment la marche.

Quand les hommes s’approchent des femmes, toutes se lèvent, sauf une au centre : VENERA, la grand-mère, la mère des fils Sikias.
C’est une vieille dame, droite, sévère, les cheveux blancs tirés en chignon bas sur la nuque, les yeux fixes sur ce qu’elle regarde et qui ne cillent jamais. Elle accueille les hommes avec un mouvement de tête, une marque de courtoisie. Elle ne s’attarde jamais sur les femmes.

JUDITH a rejoint ses fils. Tout en marchant vers VENERA, elle leur parle à voix basse :

JUDITH

Où est ta veste ?

PASHKO (sans le moindre trouble et en mentant)

Il faisait trop chaud, je l’ai laissée dans la voiture.

JUDITH

 Tu aurais pu la mettre quand même,

 … et c’est quoi cette odeur de fumée ?

PASHKO hausse les épaules avec insouciance.        

JUDITH

Tu vas pas fumer devant ta grand-mère !

essayons de nous tenir bien.

JUDITH a juste le temps de leur dire :

JUDITH (à voix basse)

Souvenez-vous de ce que je vous ai dit !

Respectez le rituel !

(avec humour) et n’oubliez pas :

les hommes embrassent les hommes,

les femmes embrassent les femmes !

VENERA observe JUDITH qui s’approche avec ses enfants

JUDITH se penche et embrasse VENERA.

PASHKO et ISMAEL lui serrent la main. VENERA s’arrête sur ISMAEL plus longuement, il ressemble à Val, son fils tué, il a sa douceur. Une mélancolie passe dans ses yeux. Quand MIRA l’embrasse, elle lui redresse avec rigueur, une mèche de cheveux rebelle. 
JUDITH et VENERA échangent un long regard qui ne laisse rien dévoiler de leurs sentiments.

31. EXT. COUCHER DU SOLEIL – MAISON SIKIAS - COUR

La lumière a changé, les ombres ont tourné.

Les membres du clan Sikias se sont dispersés ; les plateaux chargés de boissons et de nourritures circulent entre eux.

Seule VENERA n’a pas bougé, toujours assise dans l’ombre  qui s’est épaissie.

LOUPPOS est accroupi près de sa grand-mère.

VENERA*

Tu ne l’as dit à personne ?

LOUPPOS hoche la tête

VENERA*

Et les fils de JUDITH ?

LOUPPOS*

Ils se tairont.

VENERA a l’air d’en douter, elle plisse les yeux et les observe au loin, près de leur mère.

JUDITH s’approche des filles de ANTON : FLORA et DEBORAH.

FLORA a les mains chargées de plats de fromage au miel et de gateaux aux noix. C’est une jeune fille vive et alerte.

Sa sœur, DEBORAH est handicapée : elle boite.

DEBORAH regarde sa soeur avec admiration et lui arrange son col.

FLORA

Ma sœur me voit comme une reine de beauté

juste parce que je me marie.

ILARIA, la femme de SAMIR, s’approche de JUDITH.

C’est une très belle femme brune de trente ans, au sourire moqueur et le regard sombre.

ILARIA

Comment lui faire comprendre que le Mariage n’a rien à voir ni avec la beauté ni avec l’amour,

 (avec un sourire ambiguë vers JUDITH) sauf pour toi  JUDITH !

JUDITH (à mi-voix)

C’est vrai, Vlad était beau et je l’aimais.

DEBORAH (à MIRA)

Demain, je te montrerai la robe de mariée ! il reste plein de choses à faire, tu nous aideras ?

MIRA sourit en la regardant sans rien dire.

JUDITH

Bien sûr on va tous vous aider.

FLORA (à MIRA)

Tu sais monter à cheval ?

DEBORAH observe le visage de MIRA qui semble ailleurs bien qu’elle sourit.

DEBORAH (la coupant)

Il ne faut pas, MIRA est trop (elle cherche le mot)… légère pour les chevaux d’ici (elle montre sa jambe) quand  je suis tombée, j’avais son âge, mon père ne me l’a jamais pardonné.

JUDITH

Quoi ?

DEBORAH

Qu’on doive abattre son cheval… (un temps)… et que je ne puisse plus me marier.

JUDITH fait une expression pour dire : « il n’y est pas allé de main morte ».

ILARIA (en aparté)

Vous n’avez pas de cigarette ?

JUDITH

Non, je suis désolée (elle se retourne) demandez-en une à  mes fils, ils fument comme des pompiers

ILARIA

Vous croyez ?

JUDITH

Bien sûr !

ILARIA s’éloigne vers les garçons suivie du regard par son mari, SAMIR, sombre et solitaire.

JUDITH intercepte ce regard triste, elle s’approche de lui doucement :

JUDITH (en désignant l’arbre centenaire)

Souvent, la nuit, j’ai rêvé de cet arbre.

SAMIR ne répond pas et tous les deux regardent en silence l’arbre sous lequel trône VENERA qui, elle aussi, les regarde et fait un signe à JUDITH de venir la rejoindre.

Avant de la rejoindre, JUDITH dit rapidement à DEBORAH :

JUDITH

Tu peux t’occuper de MIRA ?

DEBORAH

Ne t’inquiète pas, je vais lui montrer sa chambre.

JUDITH (avec son langage pour MIRA)

Parle, parle, mon amour, ne laisse pas la place aux questions.

JUDITH s’éloigne tout en entendant le dialogue de MIRA et DEBORAH :

MIRA (off)

Vous avez remarqué ….

DEBORAH (off)

Tu peux me tutoyer

MIRA (off)

Vous avez remarqué que les nuages c’est comme des visages…

JUDITH s’assied à côté d’VENERA. Il y a un silence que JUDITH rompt avec désinvolture, volontairement provoquante.

JUDITH

Les cheveux blancs vous vont bien.

AGNES, la femme de ANTON, une petite femme blonde, fragile et soumise, propose des gâteaux à VENERA qui la renvoie, agacée.

VENERA

Assez avec ces sucreries ! laisse-nous tranquille.

Et sans regarder JUDITH, le regard toujours fixé devant elle :

VENERA

Tu ne voulais plus revenir ici c’est ça ? Tu avais peur d’eux !

JUDITH

Je les haissais.

VENERA

Vous n’avez rien pu arrêter, toi et Vlad, vous avez fui …

JUDITH la coupe.

JUDITH (fière)

On est parti. On s’aimait.

VENERA

Vlad est mort.

JUDITH (avec défi)

 On a eu quelques années heureuses, j’ai eu trois enfants.

VENERA

Tu crois les avoir tirés d’affaire ?

JUDITH (spontanément)

Oui !

Après un temps d’arrêt, JUDITH regarde VENERA avec inquiétude et s’efforce de parler calmement :

JUDITH (angoissée)

Pourquoi ? il y a un danger ?

VENERA

Jamais précis, toujours présent.

JUDITH (à voix sourde)

Je ne veux pas que vous en parliez à mes enfants.

VENERA

Qu’est ce qu’ils savent ?

JUDITH

Rien. Je veux les protéger.

VENERA

Quelle folie !(temps)…

Rassure-toi, le Mariage de FLORA nous mettra à l’abri.

JUDITH

Vous l’avez eu finalement cette alliance avec les Pogrades.

VENERA

Oui ! on sera deux contre un ! c’est la fin des DRIN.

JUDITH

Bravo !

VENERA l’observe.

JUDITH détourne son regard et voit PASHKO qui, à l’écart des autres, parle avec ILARIA.

Il lui tend une cigarette. ILARIA regarde sa main qu’il cache derrière son dos en haussant les épaules. ILARIA insiste, il finit par lui montrer la main qu’il a brulée en sauvant les chevaux.

Elle se penche sur la paume, crache sur sa blessure et replie la main en disant quelques mots.

ILARIA s’en va avec un sourire énigmatique.

PASHKO revient sur ses pas, près des autres ; il est troublé, il cherche des yeux ILARIA qu’il ne voit plus, il se tourne à droite, à gauche ; il aperçoit sa mère lui faire un signe de la tête : « non » ; il lui répond d’un air de dire : « mais de quoi tu parles ? »

VENERA a suivi elle aussi le manège :

VENERA (désignant PASHKO)

Ne laisse pas la bride sur le cou à tes fils. Surtout à lui. Il ressemble à LOUPPOS… mais est-ce qu’il a son sang froid ?

JUDITH

PASHKO a de l’instinct.

VENERA

Comme le chien ! et pourtant il se laisse mener par la chienne.

VENERA se lève et met fin à la conversation en claquant son éventail avec un bruit sec.

32. EXT. NUIT – MAISON SIKIAS - CHAMBRE DE JUDITH

JUDITH, en chemise de nuit blanche, se met à la fenêtre et regarde le ciel, les arbres sombres et les prairies. Elle respire l’air avec bonheur. Elle écoute les bruits de la nuit.

JUDITH (rêveuse)

De ma chambre aussi j’entendais la rivière !


En se penchant, elle aperçoit ISMAEL et PASHKO qui franchissent la grille en compagnie de LOUPPOS. Elle est sur le point de les appeler mais se réfrène.

En se retournant, elle constate que MIRA s’est endormie avec son livre ouvert.
JUDITH la borde et l’embrasse.

33. INT. NUIT – MAISON SIKIAS - SALLE À MANGER

Il est tard. Toute la maison semble endormie.

Dans la salle à manger, VENERA et ses deux petites filles, FLORA et DEBORAH, sont assises autour d’une grande table vide à l’exception d’une bouteille de liqueur et de trois verres.

FLORA (à sa grand-mère)

Tu veux encore un petit verre ?

VENERA (péremptoire)

Non et toi non plus. Une femme qui boit avant son Mariage a peur de quelque chose !

VENERA soupire et fait un geste à DEBORAH pour qu’elle range la bouteille et les verres. Elle la regarde qui déambule en boitant.

VENERA (pensive)

Quel dommage !

(inquisitrice à FLORA) Tu as parlé avec MIRA ?

FLORA (en riant)

Bien sûr. Elle me fait rire. Elle dit qu’oncle SAMIR a l’air d’un panda.

VENERA
Et tu lui as posé des questions ?

FLORA (toujours étonnée)

Sur quoi ?

VENERA se lève en disant :

VENERA

Sur rien. Allons nous coucher.

DEBORAH et VENERA se regardent.

La lumière s’éteint.

34. EXT. JOUR - MAISON SIKIAS - COUR

Il y a le son d’un violon qui vient de la maison.

JUDITH est dans la cour. De loin, elle regarde MIRA qui lit sous l’arbre centenaire à côté d’ISMAEL.

LOUPPOS, à cheval, s’arrête devant eux et leur parle.

DEBORAH vient chercher MIRA pour l’emmener vers la grange.

LOUPPOS arrive sous les fenêtres de la maison.

Il hèle PASHKO par la fenêtre.

LOUPPOS

PASHKO !  viens ! ton frère ne veut pas monter à cheval ! toi non plus ?

PASHKO se penche à la fenêtre et dit :

PASHKO

J’arrive !

35. INT. JOUR – MAISON SIKIAS - ESCALIER

PASHKO dévale l’escalier.

Il passe devant une porte à demi-ouverte d’où vient le son du violon. Il voit ILARIA allongée sur un lit ; nerveusemenet, elle balance ses jambes nues croisées haut.

SAMIR lève violement l’archet de son violon :

SAMIR

Arrête-toi ! tu m’empêches de jouer !

36. EXT. JOUR – ROUTE DE CAMPAGNE 2

Dans la splendeur d’une campagne qui déroule ses champs et ses prairies à perte de vue, la voix de LOUPPOS retentit, lyrique, comme un poème d’amour :

LOUPPOS (off)

La terre !  regarde la ! il n’y a que ça de vrai …

Des moutons en troupeau, sur un petit sentier, se bousculent et soulèvent un nuage de poussière dans lequel apparaissent les silhouettes à cheval de LOUPPOS et de PASHKO :

LOUPPOS

… et mourir pour elle c’est vivre deux fois !

PASHKO s’est arrêté.

LOUPPOS se retourne vers lui :

LOUPPOS

Ça va ? tu t’en sors ?

PASHKO

Je crois que je vais tomber, ma selle n’arrête pas de tourner.

Il descend de cheval.

LOUPPOS (en riant)

Tu t’es fait avoir par ton cheval, il a gonflé son ventre. Serre le plus fort !

Tout en resserrant les sangles, PASHKO demande à LOUPPOS :

PASHKO

Toutes ces terres sont à vous ?

LOUPPOS

Non ! (avec mépris) la plupart sont aux Drin !

PASHKO

Ce sont les plus riches ?

LOUPPOS (sarcastique)

C’est ça !Fais l’innocent !

PASHKO ne répond pas. Il regarde l’étendue des terres.

LOUPPOS

Ils te font peur ?

PASHKO

Non ! pourquoi ? je devrais ?

LOUPPOS le regarde attentivement. Après un bref silence :

LOUPPOS

Ta mère, elle est forte.

PASHKO ne répond toujours pas.

LOUPPOS

Elle parle comme un homme.

PASHKO (agressif)

Ça te choque ?

LOUPPOS

Au contraire. Ici tout le monde s’écrase devant les Drin.

PASHKO

Et mon grand-père ?

LOUPPOS

C’est le pire !

37. EXT. NUIT – ECURIE EN RUINES

Sous un ciel étoilé, au clair de lune, un petit groupe d’hommes dans la prairie regardent la marque sombre du cercle brûlé où courraient les chevaux volés.

38. INT. JOUR – MAISON SIKIAS - SALON

Le salon est dans la pénombre.
Le soleil de l’après-midi est filtré par de lourds rideaux tirés qui laissent passer quelques rais de lumière.

Il y a beaucoup de monde : toute la famille Sikias au complet et la famille Pogrades représentée seulement par les hommes qui se tiennent en un demi-cercle :

SCANDER, le fiancé de FLORA, un garçon de 25 ans, brun, au beau visage ouvert.

DAMIAN ET SLATOR, les jumeaux Pogrades, ceux qui volaient les chevaux.

ALBAN Pogrades, le père de SCANDER, d’une cinquantaine d’années déroule des tapis, les uns sur les autres, en silence devant toute la famille Sikias.

TIMOS, le chef de la famille Pogrades, le père de ALBAN se met à parler. C’est un homme de 70 ans, l’œil bleu perçant, les mains énormes chargées de bagues, la voix douce, le sourire charmeur :

TIMOS

Mon fils, ALBAN a tenu à vous offrir les plus beaux tapis de sa fabrique, en hommage au Mariage de nos deux enfants et à l’union de nos familles.

ALBAN est un homme pragmatique mais maladroit. Il s’embrouille un peu dans la superposition des tapis, dans son effort de les brandir comme des tableaux.

JUDITH vient à son aide. Il est troublé par cette femme qui ose s’approcher d’un homme étranger. Il tire sur un petit tapis qui se déploie mais en faisant ce geste, il se heurte à FLORA qui arrive avec un plateau. Pour éviter de tout renverser, elle tourne sur elle-même, plie les genoux et se relève avec le plateau sain et sauf.

Après un bref instant de stupeur, tout le monde se met à rire, certains applaudissent.

ALBAN (confus)

Mon fils ! ta fiancée saura sauvegarder ton patrimoine.

SCANDER regarde FLORA en souriant avec émotion et gravité.

ISMAEL siffle d’admiration.

LOUPPOS (moqueur)

Chacun de nous a un don.

PASHKO

 Ah ! oui ? et toi c’est quoi ?

LOUPPOS fait un sourire en coin.

JUDITH prend deux verres sur le plateau pour aider FLORA. Elle se dirige vers les jumeaux qui ne parlent pas.

JUDITH

Vous ne connaissez pas encore mes fils, vous avez le même âge.

Les jumeaux, DAMIAN et SLATOR sourient sans répondre.

LOUPPOS attend leur réponse avec ironie.

Les cinq garçons se regardent silencieux.

ISMAEL fait un pas en avant et amorce une courbette.

ISMAEL (moqueur)

Moi c’est ISMAEL et lui c’est PASHKO !

SLATOR (froid)

Je sais.

ISMAEL

Les nouvelles vont vite !

LOUPPOS ne quitte pas des yeux les jumeaux.

LOUPPOS

Pas toutes !

VENERA regarde, par la fenêtre, un mouton solitaire apporté par les Pogrades comme cadeau, qui erre dans la cour.

VENERA

Je vous remercie pour le mouton. On le tuera juste avant le repas des noces.

TIMOS

Je vous en prie. A propos, vous avez su… pour ce cheval mort ?

Tout le monde aquiesce

JUDITH demande :

JUDITH

Mort ! comment ?

TIMOS

Brûlé ! c’est une honte ! Qui a pu faire ça ?

Ni les jumeaux Pogrades ni les garçons Sikias ne cillent.

ILARIA regarde PASHKO.

Les deux frères regardent les jumeaux.

LOUPPOS alterne entre les deux camps.

Pour alléger l’atmosphère, TIMOS se tourne avec bienveillance vers MIRA :

TIMOS

Alors qu’a-t-elle appris en France cette jeune personne qu’elle pourrait nous enseigner ?

Il y a un bref silence.

DEBORAH regarde MIRA et pousse du coude JUDITH, perdue dans ses réflexions.

JUDITH se reprend brusquement et mime discrètement pour MIRA, un jeu d’échecs, en glissant des pièces imaginaires sur la paume de sa main.

MIRA regarde TIMOS avec son sourire désarmant.

MIRA

Voulez-vous jouer aux échecs ?

TIMOS s’exclame :

TIMOS

Aux échecs !  rien ne me ferait plus plaisir … mes petits fils ne veulent plus jouer… Je vous invite chez moi pour une partie  mademoiselle, si votre mère veut bien vous accompagner.

JUDITH regarde ANTON, le chef des Sikias qui décide.

Celui-ci acquiesce.

MIRA

Demain ?

TIMOS (en riant)

Tu es si pressée de me battre ?

39. INT. JOUR – MAISON SIKIAS - HALL

En sortant du salon, à la suite de tous les invités, PASHKO retient ILARIA en l’attrapant par le coude. Elle le regarde, suffoquée par la hardiesse de son geste tout en veillant à ce que personne ne l’aie vu.

PASHKO (en murmurant)

Vous me croyez coupable ? pour le cheval ?

ILARIA

Non.

PASHKO (charmeur)

Pourquoi ? vous ne me connaissez pas.

ILARIA

Je sais qui tu es.

Ils se regardent longuement, chacun voulant prolonger

ce moment interdit. Un bruit les fige sur place.  Ils n’osent pas se retourner, pris en faute. 

Le mouton solitaire est rentré dans le salon.

Tous les deux, soulagés, rient.

40. EXT. SOIR – MAISON POGRADES - PRE

TIMOS remonte en courant la grande allée qui mène à la cour.

On entend des bruits de hâche suivis du fracas d’un arbre qui tombe.

TIMOS arrive, essoufflé, dans le pré derrière la maison.

Il regarde avec stupeur l’arbre abattu, dans un silence de mort.

Il s’approche de l’arbre, il ramasse la hâche abandonnée, il hurle au paysan effrayé :

TIMOS

Pourquoi tu as fait ça ?

41. INT. NUIT – MAISON SIKIAS - CHAMBRE JUDITH

JUDITH et ses enfants sont assis tous les quatre en tailleur sur les deux lits. Ils parlent à voix basse et étouffent leurs rires.

ISMAEL

Moi elle me fait rire, on dirait un vieux samouraï,

en plus elle m’a à la cool…

par contre quand tante AGNES lui parle,

 on dirait qu’elle avale du verre.

Il fait une imitation de VENERA. MIRA se jette sous les oreillers en riant.

JUDITH (rieuse avec indulgence)

C’est votre grand-mère, respectez la !

ISMAEL
T’as vu ? tout ce qu’on avait promis, on l’a fait.

JUDITH

Oui, je suis fière de vous ! 

ISMAEL (à sa mère)

Tu viendrais demain te baigner dans la rivière ?

JUDITH

Elle est trop froide.

Et vous ? vous n’allez pas  vous balader à cheval ? LOUPPOS est un bon instructeur ?

ISMAEL (en faisant la grimace)

Ses chevaux sont trop sauvages, ils vous foutent par terre pour un oui, pour un non.

PASHKO lance un regard par en dessous à sa mère.

PASHKO (avec précaution)

Tu savais pour ce cheval tué… qu’il était à ta famille ?

JUDITH (dure)

Aux Drin ?

PASHKO (narquois)

Tu n’as plus peur de les nommer !

JUDITH

Ce ne sont pas des dieux, ce sont des assassins.

Les deux garçons regardent leur mère, interloqués.

ISMAEL
Que tu ne veuilles plus voir ton père, d’accord ! de là à le traiter d’assassin !

JUDITH
Je sais ce que je dis.

JUDITH se lève du lit.

MIRA s’est installée pour lire. Elle ne fait pas attention à la conversation qui se passe à voix basse.

JUDITH commence à ranger ses affaires pour se coucher.

Devant le mutisme de leur mère, les deux garçons s’éloignent vers la porte.

Juste avant qu’ils ne s’en aillent :

JUDITH

On avait dit qu’on ne parlerait pas des Drin !

PASHKO

C’est toi qui a prononcé leur nom !

Moi j’ai dit « ta famille » !

Ils partent en claquant la porte.

42. EXT. JOUR – MAISON SIKIAS - COUR

SAMIR joue du violon de dos devant la fenêtre ouverte de sa chambre.

PASHKO assis sur une marche de pierre dans la cour, écoute la musique tout en fumant.

LOUPPOS arrive à cheval dans la cour sans un bruit, comme s’il montait un cheval aux sabots de velours.
Il descend de cheval et rejoint PASHKO.

PASHKO

Il joue bien l’oncle SAMIR.

LOUPPOS

Oui.

PASHKO

Il joue pour elle ?

LOUPPOS

Non

PASHKO

Il va jouer longtemps ?

LOUPPOS

Quand il commence ça peut durer toute la journée.

PASHKO

Tu me prêtes ton cheval ?

LOUPPOS sourit.

LOUPPOS (sceptique)

T’es sûr ? tu vas te débrouiller ?

PASHKO

T’inquiète pas !

PASHKO saute sur le cheval mais à la différence du silence de LOUPPOS, il s’élance dans un fracas du fer des sabots.

43. INT. JOUR – MAISON SIKIAS - GRANGE

Une grange longue et sombre.
A travers les fentes du toit filtrent les rayons du soleil  en oblique dans lesquels danse la poussière de la paille

DEBORAH est assise devant un grand établi qu’elle a débarrassé des outils agricoles pour installer le long voile de mariée de FLORA qu’elle est en train de broder en cachette des autres.

MIRA est assise sur un petit tabouret à ses côtés et sépare des échevaux de soir de couleurs vives qui se déroulent et s’enchevêtrent.

DEBORAH lui fait des signes et des gestes pour indiquer ce qu’elle veut.

45. EXT. JOUR – RIVIÈRE BORD

ILARIA, sous un grand chapeau de paille est assise seule au bord de la rivière. Elle passe sa main le long d’une de ses jambes qu’elle a plongées dans l’eau fraîche. Son visage est sombre.

Le cheval de LOUPPOS sans son cavalier arrive sans bruit derrière elle.

Elle sursaute effrayée. ILARIA se retourne et voit plus loin PASHKO marcher vers elle.

Elle prend l’air dégagé.

ILARIA

Tu es perdu ?

PASHKO (charmeur)

Plus maintenant

ILARIA
Je t’ai pris pour LOUPPOS, tu as le même don.

PASHKO

Et c’est quoi ?

ILARIA sourit malicieuse et sort un paquet de cigarettes de la poche de sa robe. Elle en offre une à PASHKO.

PASHKO (pour la taquiner)

Vous fumez en cachette, c’est ça ?

ILARIA

Je ne veux pas qu’on me gâche mon plaisir

PASHKO

Qui ça ? VENERA ?

ILARIA ne répond pas.

PASHKO la regarde, non, il la contemple.

PASHKO

Ce n’est pas dangeureux d’être toute seule si loin de chez vous ?

ILARIA, à son tour, le regarde avec un sourire ambigu et sort ses jambes de l’eau rapidement mais PASHKO a le temps d’apercevoir un énorme hématome sur une de ses jambes.

ILARIA

Celui qui me touche est mort.

PASHKO, avec défi, lui touche la jambe blessée.

Ils échangent un long regard.

PASHKO

J’ai vu le cou de LOUPPOS… on dirait que dans la famille, vous reglez vos problèmes avec la violence

ILARIA

Pas toi ?

Après un temps bref,

PASHKO

Jamais je ne frapperai une femme, surtout si elle est belle comme toi.

ILARIA sourit.

PASHKO
Tu as peur de ton mari ?

ILARIA (ironique)

C’est toi qui devrais en avoir peur.

PASHKO (à double sens)

Pourquoi ?

ILARIA

Demande à ta mère. Elle, elle a tout compris de la vie. J’aurais voulu être comme elle, libre.

PASHKO

Libre ! je ne sais pas, en tous cas sa vie n’a pas été facile, crois moi, la mort de papa, la maladie de MIRA, pas d’argent.

ILARIA

Qu’est ce qu’elle a eu, MIRA ?

PASHKO a le regard perdu, nerveux tout d’un coup.

PASHKO

C’est un secret.

ILARIA
Si tu ne veux pas me le dire, ça ne fait rien.

PASHKO

Mais à toi je te le dis.

Elle était là quand ils ont tué mon père, elle a été malade longtemps, elle est devenue sourde.

Ils restent silencieux.

ILARIA

Je dois rentrer !

PASHKO se lève, lui tend la main et l’attire à lui.

PASHKO

 Je te ramène.

ILARIA se dégage avant de le frôler.

ILARIA

Je vais rentrer seule. C’est mieux.

45. INT. SOIR – MAISON SIKIAS - CUISINE

A la tombée de la nuit, MIRA est dans la cuisine avec DEBORAH, FLORA et ILARIA. Elle aide à préparer le dîner.

Sur le feu, il y a de grosses marmites fumantes.

MIRA regarde toute l’agitation avec les gestes de chacune (sans aucun bruit pour elle).

VENERA arrive pour superviser, elle chasse les chiens qui tournent en rond, elle réprimande FLORA qui chipe des olives. Celle-ci prend une mine repentie tout en cachant derrière son dos une poignée d’olives que les chiens viennent renifler et que VENERA chasse de nouveau.

FLORA et MIRA échangent un sourire complice.

46. EXT. JOUR – MAISON POGRADES - GRILLE

JUDITH et MIRA passent un portail ouvert à deux battants.

La grille de la maison des Pogrades ressemble à celle des Sikias : mêmes belles hautes grilles en fer forgé, solides, qui marquent la puissance du domaine des propriétaires terriens.

47. EXT. JOUR – MAISON POGRADES - COUR

JUDITH et MIRA avancent dans l’allée. Elles entendent la voix lontaine de TIMOS qui dit :

TIMOS *

… je le maudis ! HANNA, il a coupé l’arbre du grand pré, derrière la maison ! tu te rends compte ?  Il a dit qu’il croyait bien faire… que cet arbre risquait de tomber un jour… et bien qu’il le laisse tomber…

JUDITH et MIRA arrivent dans une cour rectangulaire avec au fond une grande maison austère en pierre à deux étages, sans ornement.   

Au centre de la cour écrasée de soleil, il y a le bruit de l’eau qui tombe dans la vasque d’une fontaine.

Elles aperçoivent TIMOS debout sous une fenêtre ouverte au deuxième étage. Il parle à voix haute en levant la tête vers la fenêtre sans que personne ne lui réponde :

TIMOS*

… HANNA ! tu m’écoutes ? bon tout est en ordre pour les noces. J’ai du secouer SLATOR et DAMIAN , ils n’obéissent plus ! je suis trop vieux !

SLATOR et DAMIAN , les jumeaux, traversent la cour pour aller à la rencontre de JUDITH et sa fille et les saluer.

TIMOS*

… HANNA ! (il parle plus bas) je vais jouer aux échecs avec MIRA, la fille de Val Sikias… ah j’ai oublié de te dire….

De l’autre côté de la cour, les jumeaux tournent autour de JUDITH et MIRA.

SLATOR 

Il est fou SCANDER d’épouser FLORA quand il y a une si belle cousine Sikias ! (il fait une courbette vers MIRA)

MIRA sourit sans rien dire.

Sur la défensive, JUDITH lui prend le bras.

JUDITH

FLORA est très belle et MIRA est trop jeune

SLATOR

Pauvre SCANDER ! on lui a pas demandé son avis.

DAMIAN

Remarque il aurait pu tomber pire et épouser la boiteuse !

JUDITH (ironique)

En vous écoutant, je me dis qu’aucune femme n’est à l’abri d’épouser la bêtise.

DAMIAN , véxé, ricane.

SLATOR, sous le charme, regarde MIRA.

SLATOR

Tu veux boire de l’eau de la fontaine, elle est très fraîche ?

MIRA sourit en baissant les yeux.

JUDITH intervient :

JUDITH

Non merci.

DAMIAN

On ne refuse pas ce qui vous est offert. Vous avez oublié nos règles. Depuis le temps.

JUDITH (ironique)

Tu crois ?

TIMOS arrive et accueille JUDITH et sa fille.

TIMOS

Bienvenues ! venez ! j’ai installé l’échiquier dans le salon, au frais, on va boire du thé.

Ils marchent vers la maison.

TIMOS se tient à côté de MIRA.

TIMOS

Alors MIRA, prête pour le combat ?

MIRA

J’aime beaucoup tous ces arbres qu’on croise en venant chez vous.

Au moment de rentrer dans la maison, DAMIAN dit à son frère :

DAMIAN *

On va pas s’emmerder avec cette fille à maman. Tu viens SLATOR ?

SLATOR*

Je vais rester un peu.

DAMIAN *

Tu veux prendre une leçon d’échec ou… de français ?

JUDITH*(moqueuse)

Et toi, peut être une leçon d’éducation !

DAMIAN hausse les épaules ; en s’éloignant il murmure à voix basse mais de façon à ce que JUDITH l’ait entendu :

DAMIAN *

Toujours l’arrogance des Drin !

JUDITH se retourne mais DAMIAN est déjà parti.

Tout le monde rentre dans le salon.

48. INT. JOUR – MAISON POGRADES - SALON

Le salon est grand et austère. Il est plongé dans la pénombre.

De grands sofas le long du mur.

Une petite table près d’une fenêtre avec une coupe de billes de toutes les couleurs.

L’échiquier est entre deux chaises vers lesquelles TIMOS se dirige :

TIMOS

Allons-y ! tu veux les blancs ou les noirs ?

MIRA est devant l’échiquier.

MIRA

Vous préférez les noirs ou les blancs ? Choisissez monsieur !

TIMOS s’assied devant les pièces blanches.

TIMOS

Appele moi TIMOS ! je prends les blancs.

MIRA s’assied de l’autre côté.

MIRA

Les hommes n’aiment pas le noir. Pourquoi ?

SLATOR regarde avec un sourire charmant MIRA qui porte un joli corsage noir  :

SLATOR

Ça dépend de qui le porte !

49. EXT. JOUR - MAISON SIKIAS - COUR            

PASHKO, le pas traînant, traverse la cour, il jette un coup d’œil sur la fenêtre ouverte d’où parvient le son du violon, il voit le dos de SAMIR et tente de deviner si ILARIA est dans la chambre.

LOUPPOS, assis par terre, taille des flèches de bois avec

un couteau très aiguisé et jette de temps en temps un coup d’œil sur PASHKO.

LOUPPOS

J’ai presque fini, on y va.

PASHKO

Où ?

LOUPPOS

Tu ne voulais pas apprendre à tirer à l’arc ? j’ai fabriqué des flèches spéciales.

PASHKO

Pour quoi faire ?

LOUPPOS

Pour tuer DAMIAN et SLATOR !

PASHKO le regarde stupéfait.

LOUPPOS rit et continue à effiler la pointe des flèches  pour y fixer les embouts en fer.

LOUPPOS

C’est un coup de couteau qu’ils mériteraient ! mais bon !

PASHKO

Ma mère nous a toujours interdit le couteau. Pourquoi ?

LOUPPOS

Avec le couteau on ne tue que les animaux, l’homme mérite le feu ou la flèche ; si tu uses le couteau contre lui, tu devras en répondre doublement.

PASHKO (ironique)

Y’en a des raisons de perdre la vie dans ce pays.

Le son du violon enveloppe la maison.

PASHKO lève de nouveau la tête vers la fenêtre, pour tenter de voir ILARIA.

LOUPPOS lui dit d’un ton menaçant :

LOUPPOS

Plus que tu ne penses et tu devrais faire gaffe.

PASHKO revient vers LOUPPOS et lui demande brusquement :

PASHKO

Tu crois que mon grand-père est un assassin ?

LOUPPOS plisse les yeux et jauge ce que sous-entend cette question.

LOUPPOS

Qui t’as dit ça ?

PASHKO

Ma mère.

LOUPPOS

Qu’est ce qu’elle dit d’autre ?

PASHKO

Rien ! elle ne veut pas parler de sa famille. Elle ne veut pas qu’on pose des questions.

LOUPPOS, déconcerté, hausse les épaules.

PASHKO

 Et toi tu sais quoi ?

LOUPPOS se lève brusquement.

Le violon s’est tu.

ILARIA se penche à la fenêtre et sourit à PASHKO.

LOUPPOS

Je sais que tuer pour l’honneur ne fait pas de toi un assassin.

LOUPPOS a fini de tailler ses flèches et s’éloigne avec PASHKO.

50. INT. JOUR – MAISON SIKIAS - BUREAU

VENERA est assise à une longue table dans un bureau sombre.
Elle consulte de grands cahiers où sont inscrites des colonnes de chiffres.

De temps en temps elle tape sur une lampe qui pend au plafond avec une longue règle pour stabiliser la lumière qui vacille.

51. EXT. JOUR – PRE SIKIAS RIVIERE

Une flèche siffle en passant près d’un arbre.
La voix de LOUPPOS parvient de loin.

LOUPPOS (off)

Mets-toi en angle droit avec la cible,

ta flèche devant l’œil… essaye encore !

LOUPPOS, ISMAEL et PASHKO sont dans un champ en bordure d’une rivière.
LOUPPOS enseigne aux « marseillais » à tirer à l’arc.

ISMAEL se met en position.

LOUPPOS

Encoche ta flèche… arme… tire

ISMAEL rate l’arbre sur lequel une cible aux cercles rouges est fixée.

Il tape du pied et reprend une autre flèche.

LOUPPOS change de visage ; il aperçoit de loin les jumeaux qui traversent le champ et s’avancent vers eux.

SLATOR ramasse la flèche qui s’était égarée dans l’herbe.

ISMAEL et PASHKO regardent LOUPPOS, interrogatifs.

LOUPPOS

Laissons les venir.

Les jumeaux arrivent et s’arrêtent face aux trois Sikias, nonchalants, les mains dans les poches.

SLATOR en tendant la flèche, propose :

SLATOR

Et si on faisait un tournoi ?

LOUPPOS et PASHKO les regardent sans répondre, mais ISMAEL s’avance vers eux :

ISMAEL

Pourquoi pas !

SLATOR

Allez ! on y va. Passe-moi ton arc.

SLATOR se rapproche d’ISMAEL et prend l’arc, qu’il bande en visant la cible au loin et lâche la flèche qui se fiche au centre.

SLATOR (en riant)

Bingo !

Il tend son arc à DAMIAN  dont l’humeur est moins gaie, mais qui se laisse tenter.

DAMIAN tire : la flèche est dans les cercles rouges mais pas au centre. Il hausse les épaules.

ISMAEL

A moi !

Il tire et la flèche est encore en dehors de la cible.

ISMAEL
Je suis nul ! à toi LOUPPOS !

Après un moment d’hésitation, LOUPPOS bande son arc et la flèche atteint la cible en plein centre.

Il sourit avec suffisance mais il ne dit rien.

Les Pogrades et les Sikias, tout en jouant au tir, s’observent.

ISMAEL
A toi PASHKO !

PASHKO fait signe que non.

SLATOR (moqueur)

Tu as peur de perdre, c’est ça.

PASHKO (agressif)

Je ne joue pas avec n’importe qui.

DAMIAN (à son frère, en haussant les épaules)

Laisse-le, il se débine, c’est bien le fils de son père.

PASHKO dit en les menaçant de son arc :

PASHKO

Répète.

SLATOR (moqueur)

Mais alors tu sais tirer ?

LOUPPOS, resté silencieux, s’adresse très calmement à PASHKO.

LOUPPOS

Donne moi ton arc.

PASHKO

Qu’ils retirent ce qu’ils ont dit.

Les jumeaux restent immobiles.

De loin parvient la voix de MIRA :

MIRA (off)

J’ai gagné aux échecs !

JUDITH et MIRA, suivies de DEBORAH et FLORA viennent les rejoindre.

Pour donner le change, ISMAEL se tourne vers MIRA :

ISMAEL (joyeux)

Alors tout n’est pas perdu !

JUDITH se rapproche de son fils PASHKO, elle lui prend l’arc des mains et vise au loin la cible sur l’arbre.

SLATOR acceuille MIRA avec son ton charmant :

SLATOR

MIRA est aussi belle qu’elle est intelligente… (à JUDITH, complice)… c’est la femme idéale !

PASHKO, toujours en colère, lui jette froidement :

PASHKO

N’y penses même pas !

DAMIAN (méprisant)

Chez nous il n’y a pas de mésalliance !

Une flèche vient se ficher aux pieds de DAMIAN.

Tout le monde se retourne sur JUDITH qui abaisse son arc.

DEBORAH et FLORA sont affolées.

JUDITH

Chez les Drin non plus !

Elle ajoute avec ironie :

JUDITH

Je suis un peu rouillée.

De loin, à la lisière du champ, VENERA a regardé la scène.

52. INT. NUIT – MAISON SIKIAS – BUREAU

Il fait nuit, le bureau est presque dans l’obscurité.

VENERA est toujours assise à sa table, dans le rond de la lumière qui clignote.

LOUPPOS s’assit devant sa grand-mère qui le regarde sévèrement :

VENERA

Je vous ai vus cet après-midi ! A quoi tu joues ?

LOUPPOS

Le jeu est plus compliqué avec les fils de JUDITH !

VENERA

C’est à toi de calmer le jeu, c’est ta responsabilité.

LOUPPOS reste silencieux.

VENERA

Tu me promets ?

LOUPPOS

J’ai déjà promis !

VENERA

Je sais que tu détestes les jumeaux.

Jusqu’au mariage de FLORA

 tiens-toi loin d’eux, toi et tes cousins.

LOUPPOS donne un coup de poing dans la lumière qui cesse de clignoter.

53. EXT. JOUR – LA RIVIÈRE

Dans la lumière du matin, les trois garçons, LOUPPOS, ISMAEL et PASHKO, se baignent dans les eaux de la rivière qui borde les champs des Sikias.

LOUPPOS

Chut, regardez !

ISMAEL

Quoi ?

Il y a un frémissement dans les herbes et un animal s’enfuit.

PASHKO
C’est ça ton don ? Tu vois ce qui n’existe pas ?

LOUPPOS

 Je vois avant qu’on m’ait vu parce qu’on ne m’entend pas. 

Les trois garçons sortent de l’eau et ils restent sur le bord à fumer.

PASHKO

Quelles têtes de con, ces jumeaux ! qu’est-ce qu’ils croient, qu’ils ne risquent rien avec nous, qu’ils peuvent nous insulter comme ça !

ISMAEL
Tellement prévisibles !

PASHKO se tourne vers LOUPPOS resté silencieux :

PASHKO

Tu comptes t’en servir quand de leur magouille avec les chevaux ?

LOUPPOS (froidement)

 Plus tard !

PASHKO

Toi t’en as rien à foutre !

LOUPPOS

Je veux qu’ils crèvent !

Le ton glacial et déterminé de LOUPPOS surprend les deux frères.

ISMAEL
Pourquoi ?

LOUPPOS ne répond pas. Ses yeux fixes regardent plus loin.

54. FLASH-BACK : UNE GRANDE ÉTENDUE HERBEUSE

Les mêmes yeux, ceux de LOUPPOS (enfant) épient derrière un feuillage une scène :

Deux hommes se battent dans un champ désert.

Un homme reçoit une pierre en plein front et tombe à la renverse sur un champ pierreux. En mourrant, il laisse tomber la pierre qu’il tenait dans la main.

L’autre homme, le meurtrier, s’approche, se penche et avec rage lui remplit la bouche de terre. Il s’éloigne à cheval.

LOUPPOS (enfant), terrorisé, est toujours derrière le feuillage :

LOUPPOS (voix off)

Le père des jumeaux Pogrades et un Drin se sont battus à mort pour une terre.

Le Drin a tué leur père.

Il voit des petits jumeaux, épouvantés, sortir d’un bois. Ils observent les alentours et avancent avec précaution vers le corps. Un des deux se met à vomir, l’autre lui secoue le bras. Après s’être parlés à l’oreille, chacun prend un des bras de l’homme mort et le traîne avec beaucoup de difficultés sur les cailloux. Ils hésitent sur la direction, ils s’arrêtent et reprennent leur lente progression. Ils arrivent dans un champ aux herbes vertes couchées par le vent. Ils abandonnent le corps et s’enfuient.

LOUPPOS (voix off)

Ils savaient, les jumeaux, qu’ à l’endroit où leur père serait mort, la terre leur appartiendrait, là où son sang rentrerait dans la terre. Mais ils se sont trompés. Ils ont traîné leur père sur la terre des Sikias, la nôtre, pas sur celle des Drin.

55. EXT. JOUR - LA RIVIÈRE

LOUPPOS est immobile, figé dans la vision du passé.

Il se tait.

PASHKO et ISMAEL le regardent. Après un silence :

PASHKO

Et alors ?

LOUPPOS

J’ai dit ce que j’avais vu,

j’ai défendu notre terre.

56. FLASH - BACK : MAISON SIKIAS - SALON

C’est comme un tribunal.

Toute la famille Sikias se tient debout dans le salon.

Face à eux, TIMOS, le chef de la famille Pogrades tient par la main les deux petits garçons, SLATOR et DAMIAN .

VENERA s’avance et s’adresse à TIMOS :

VENERA

On ne peut pas se permettre d’être des ennemis. Gardez ces terres. Ce n’est qu’un enfant. Il s’est trompé.

LOUPPOS sort des rangs de la famille et en tendant le doigt vers les jumeaux :

LOUPPOS

Je ne me suis pas trompé. C’est eux ! je les ai vus !

Les jumeaux commencent à pleurnicher et secouent la tête.

SLATOR et DAMIAN

C’est pas vrai, c’est pas nous, on n’était pas là !

VENERA échange un long regard avec son petit fils qui ne baisse pas les yeux.

Dans le silence, après avoir regardé les uns et les autres, elle se retourne vers ANTON en lui faisant un geste.

VENERA

Je suis obligée de te punir… pour ton mensonge, LOUPPOS !

ANTON se dirige vers un coffre maintenu fermé par une  grosse corde qu’il arrache.

Devant toute la famille silencieuse, il frappe plusieurs fois son fils.

Les jumeaux, effrayés, se mettent à pleurer.

LOUPPOS non.

57. EXT. JOUR - FIN DU FLAH-BACK - LA RIVIÈRE

LOUPPOS a toujours le regard fixe et dur.

LOUPPOS

On avait besoin de rester liés aux Pogrades !

ISMAEL

Ça s’est passé il y a longtemps ?

LOUPPOS

Le temps ne compte pas.

On avait sept ans tous les trois.

PASHKO regarde les cicatrices sur le torse de LOUPPOS.

PASHKO

Pourquoi vous aviez si peur des Drin ?

LOUPPOS se tait.

ISMAEL
Qu’est ce qui vous mettait en danger ?

LOUPPOS ne répond pas.

ISMAEL (avec douceur)

Tu romprais ta parole si tu en parlais ?

PASHKO

On sait garder un secret.

LOUPPOS les regarde l’un après l’autre, toujours en silence.

LOUPPOS

Ce n’est pas un secret. Sauf pour vous.

ISMAEL et PASHKO soutiennent le regard de LOUPPOS, dans l’attente.

PASHKO

Dis le nous. On veut comprendre.

ISMAEL
On finira pas le savoir, autant que ça soit toi.

LOUPPOS prend un dernier temps avant de dire :

LOUPPOS

Votre père est mort à cause de votre mère.

elle s’est parjurée, elle a trahi son fiancé, elle s’est déshonnorée, elle s’est enfuie, son père, le vieux Drin, n’a jamais pardonné, il a fait tuer son mari, il a épargné sa fille mais sa faute a mis notre famille en danger, vous vouliez savoir, voilà.

PASHKO et ISMAEL restent paralysés devant ce qu’ils viennent d’apprendre.

58. INT. NUIT – MAISON SIKIAS - CHAMBRE JUDITH

JUDITH et ses enfants sont dans la chambre avec la fenêtre ouverte sur la nuit.

MIRA est allongée avec ISMAEL assis au pied de son lit. Il tente de la distraire de la conversation orageuse entre PASHKO et sa mère.

JUDITH est debout, en colère, elle affronte son fils :

JUDITH

Le passé est le passé.

PASHKO

Pas quand il nous pourrit la vie.

JUDITH
Demander des comptes c’est être du côté des Drin.

PASHKO

Mais je suis un Drin.

JUDITH

Non tu es un Sikias ! ton père a payé pour ça !

PASHKO

Et pour eux je suis qui ?

JUDITH

Mon fils.

Ils restent tous silencieux et dans une tension terrible.

Les deux garçons quittent la chambre.

JUDITH arrache son couvre-lit avec violence.

Un coussin tombe, elle se baisse pour le ramasser, brusquement elle tombe à genoux et reste recroquevillée sur elle-même, la tête dans ses mains, cachée de MIRA par le coin du grand lit.

60. EXT. JOUR – ROUTE DRIN

C’est l’aube.

JUDITH marche seule et vite sur une petite route.
Elle ralentit, l’œil aux aguets.

Elle fait quelques pas en longeant un mur épais recouvert de végétation et se trouve face à une immense double porte, ancienne, lourde, faite de bois et de fer ouvragé avec des pointes acérées (la maison des Drin).

Elle regarde longuement cette porte et violemment elle crache dessus.

Elle repart par là où elle est venue.

Elle descend le talus d’une prairie pour couper court et brusquement elle se trouve face à un homme à cheval.

Elle se fige, elle a peur.

L’homme a l’âge de JUDITH, il est beau, il la regarde et s’approche de plus en plus près, lentement, sans descendre de cheval. Il est si près que le souffle du cheval l’effleure. Il l’oblige à reculer.

L’HOMME

Tu t’es cachée longtemps !

Je t’ai attendue.

JUDITH lève les yeux vers lui, avec crainte :

JUDITH

C’est mon père qui t’envoie ?

L’HOMME

Non.

Il ouvre sa chemise, il arrache un pendentif qu’il porte autour du cou, il se penche et il lui tend une petite bague d’enfant, en cuivre.

JUDITH ne bouge pas.

L’HOMME (plus dur)

Prends la ! je te la rends.

JUDITH prend la bague, les yeux baissés.

L’HOMME

Et toi qu’est-ce que tu me rendras ?

JUDITH, en le regardant droit dans les yeux, avale la bague.

JUDITH

J’espère qu’elle me fera autant de mal que je t’en ai fait.

Ils se regardent longuement.

L’HOMME

Tu as peur ?

JUDITH s’est un peu détendue.

Elle fait signe que non.

L’homme la regarde froidement.

L’HOMME (vaguement menaçant)

Tu as tort, ne relâche pas ta garde.

Je croyais qu’il dormait…

Il lui montre sa main dont certains doigts atrophiés sont entourés de cuir.

… et un loup les a mordus !

Puis aussi mystérieusement qu’il était apparu, d’un coup d’éperon, il abandonne JUDITH à son désarroi.

60. EXT. JOUR – MAISON POGRADES - COUR

C’est la fin de la matinée.
Une table et deux fauteuils ont été installés dans l’ombre portée de la maison, juste sous la fenêtre d’HANNA.

TIMOS et MIRA ont fini leur partie d’échecs. Ils boivent un jus d’orange.

MIRA

Moi je préfère perdre ma tour que mon fou.

TIMOS

Chacun son arme secrète.

MIRA se lève timidement. Elle lève le visage vers la fenêtre grande ouverte de la chambre d’HANNA.

MIRA

Je vais partir. Maman va s’inquièter.

TIMOS se lève à son tour.

TIMOS

C’était une belle surprise ! à mon âge, le temps est si vide !

MIRA le regarde et sourit, elle enchaîne :

MIRA

Je peux rentrer seule, maintenant je connais le chemin.

TIMOS (en la prenant par les épaules)
Je te raccompagne. Je ne me consolerais jamais si quoi que ce soit arrivait à ma joueuse d’échecs préférée.

Ils s’éloignent vers la grille.

Ils marchent en silence.

MIRA regarde TIMOS.

MIRA (malicieuse)

J’invente… mais souvent je devine.

TIMOS (qui ne comprend pas)

Pardon !

MIRA

Même si je n’entends pas… j’aime qu’on me parle…

TIMOS la regarde en hochant la tête.

MIRA

 … à cause des yeux je comprends. Vous, vos yeux sont comme des poissons.

TIMOS (en riant)

Des poissons ?

Il fait un regard de poisson mort.

MIRA éclate de rire.

Elle mime avec ses mains une danse rapide, variée, mouvante, ralentie, avec des soubresauts : la nage d’un poisson.

TIMOS (en articulant et en faisant l’étonné)

J’ai dit tout ça ?

MIRA secoue la tête affirmativement :

MIRA

Mais personne ne le sait.

61. EXT. JOUR -  ROUTE SIKIAS / POGRADES

MIRA et TIMOS marchent l’un à côté de l’autre sur la route qui mène chez les Sikias.

MIRA (en s’exclamant)

Maman !

De l’autre côté de la route, JUDITH arrive en courant.

Elle est très agitée, troublée par sa rencontre avec l’homme à cheval, elle parle trop vite, avec une fausse gaité que TIMOS observe.

JUDITH (essouflée)

TIMOS ! je suis en retard ! pardonnez moi ! je ne voulais pas que vous vous dérangiez, je vous remercie.

TIMOS (avec bonté)

Tout va bien ! on parlait comme deux vieilles commères.

MIRA salue TIMOS pour s’en aller.

MIRA

Au revoir TIMOS ! et bravo !

TIMOS

Je la soupçonne de m’avoir laissé gagner.

MIRA commence à s’éloigner sur la route.

JUDITH

Attends-moi !

TIMOS retient JUDITH dont il perçoit le trouble :

TIMOS

Laisse-la, n’aie pas peur, elle se débrouille très bien.

JUDITH et TIMOS échangent un regard.

TIMOS

Elle a ta gaîté ! HANNA, ma femme, à la mort de notre fils, elle s’est enfermée, elle ne parle plus !

Ils se sont arrêtés, silencieux, et regardent les étendues vallonneuses dans la splendeur de la lumière.

TIMOS se penche, il prend une poignée de terre, il la respire.

Il la tend à JUDITH, sans rien dire.

Elle fixe la terre, ferme les yeux et la respire à son tour.

62. EXT. FIN DE JOUR – BOIS DE SAPINS

Un petit bois sombre aux grands sapins à travers lesquels filtrent les rayons obliques du soleil.

LOUPPOS, PASHKO et ISMAEL grimpent dans un arbre.

LOUPPOS

De là-haut on pourra peut être en voir passer.

ISMAEL (en blaguant)

En tous cas il y a plus de chance de voir des loups que des filles.

LOUPPOS se retourne sur eux qui sont quelques branches plus bas et continue de grimper :

LOUPPOS (à voix basse)

Ne faites pas de bruit !

ISMAEL

D’ailleurs, elles sont comment les filles ici ?

LOUPPOS

Y’a pas de fille.

PASHKO
Comment ça ?

LOUPPOS

Y’a que des mères, des sœurs, des épouses et tu ferais bien de t’en souvenir.

PASHKO (faussement innocent)

De quoi ?

LOUPPOS est arrivé sur la plus haute branche accessible. Il s’arrête.

Les deux frères le rejoignent.

LOUPPOS
Ne me prends pas pour un crétin et SAMIR non plus, il te tuera sans hésiter.

ISMAEL
C’est quand même son oncle.

LOUPPOS

Raison de plus.

Il change d’expression brusquement et il chuchote :

LOUPPOS

Chut ! là-bas, regardez !

Les trois garçons regardent vers l’endroit que LOUPPOS indique du doigt.

Sur un chemin encaissé, comme une enclave, au milieu des étendues herbeuses, à l’abri des regards, quatre hommes accompagnés d’un enfant se parlent.

On reconnaît les jumeaux Pogrades et les deux voleurs de chevaux : COSTA et YVAN.

PASHKO

Qu’est-ce qu’ils foutent encore ?

LOUPPOS (pensif, les yeux plissés)

Je ne sais pas…

PASHKO

On va se les faire ?

LOUPPOS

Non ! pas encore !

J’ai donné ma parole à VENERA.

PASHKO (déterminé)

Ils retirent leurs insultes, juste ça ! et on se tire. Allez ! on y va !

LOUPPOS

Non !… (temps) de toutes façons ils ne te respecteront jamais !

PASHKO commence à descendre en disant :

PASHKO

C’est ce qu’on va voir !

ISMAEL essaye de le dissuader :

ISMAEL

Mais il y a un enfant avec eux ! arrête-toi PASHKO !

Il finit par le suivre.

LOUPPOS ne bouge pas.

63. EXT. JOUR - CHEMIN DE TERRE

DAMIAN et SLATOR s’opposent aux deux voleurs de chevaux. L’atmosphère est tendue.

Un petit garçon de sept ans fait des aller et retour entre les garçons et le chemin de terre qui borde la clairière.

Le petit garçon arrive, essouflé :

LE PETIT GARCON*

Y a un homme, y a un homme !

Tous se retournent et aperçoivent PASHKO qui s’avance vers eux.

DAMIAN l’interpelle avant que PASHKO soit proche d’eux :

DAMIAN (moqueur)

Tu as perdu quelque chose ?

PASHKO continue d’approcher et une fois arrivé, il dit froidement :

PASHKO

Je suis venu vous avertir.

SLATOR (intrigué)

De quoi ?

PASHKO

De faire gaffe à comment tu me parles.

Les jumeaux se mettent à rire.

ISMAEL, à son tour, s’avance.

DAMIAN (en s’adressant à PASHKO)

Ah voilà le frère ! je me disais bien que tu n’aurais jamais eu les couilles de te jeter seul dans la gueule du loup.

ISMAEL (volontairement désinvolte)

On peut se parler sans s’insulter ?

DAMIAN

J’ai pas le temps avec des types comme vous.

PASHKO (dur)

Moi non plus. C’est simple : plus un mot sur moi, mon frère, ma mère ou ma sœur.

SLATOR

Sinon quoi ?

PASHKO (provoquant)

Essaye !

DAMIAN

Des menaces ?

tu sais même pas où tu mets les pieds. Là, il y a plus maman et sa grande gueule pour vous défendre…

PASHKO lui balance son poing en pleine figure et le déséquilibre.

ISMAEL tente d’arrêter la bagarre.

ISMAEL

Arrêtez !

SLATOR

Ah ! tu la ramènes moins !

ISMAEL, vexé, tente de lui assener un coup mais SLATOR l’esquive et commence à lui donner des claques en le faisant reculer.

COSTA, au passage, lui fait un croche-pied en se moquant de lui et de sa façon de se battre.

SLATOR reçoit une poignée de terre en plein visage.

C’est LOUPPOS qui a fini par les rejoindre.

SLATOR crache la terre et ouvre les bras en grand pour lui faire signe d’approcher et de se battre enfin.

ISMAEL s’est relevé, il envoie ses poings n’importe comment contre COSTA et YVAN qui rient jusqu’au moment où ISMAEL réussit à frapper COSTA. Furieux, ils se jettent sur lui, le font tomber et le rouent de coups de pieds.

Sous les yeux du petit garçon, immobile et muet, tous se battent dans une nuée de poussière, marque blanche de violence dans l’immensité des étendues vertes.

SLATOR prend conscience de ce que font COSTA et YVAN :

SLATOR

Arrêtez ! vous allez le tuer !

PASHKO se détourne vers ISMAEL.

Tous suspendent la bagarre.

PASHKO se penche sur son frère à terre et crache au visage de COSTA :

PASHKO

Mange tes morts !

A cette insulte COSTA sort son couteau.

Ils sont interrompus par trois hommes à cheval qui font irruption sur le chemin de terre.

Le premier cavalier est un homme âgé ; les deux autres sont des hommes lourds et opaques. (On reconnaît la silhouette des deux hommes qui se tenaient en haut de l’escalier de pierre à Marseille).

Ils passent très lentement près des garçons immobiles, frôlés par le souffle des animaux.

Les yeux du vieillard fixent le groupe des garçons. Son regard magnétique a arrêté la scène dans son élan.

Chacun est figé dans l’attente.

La lumière change brutalement : elle est spectrale.

Une lueur verte recouvre le ciel et la terre.

COSTA abaisse son couteau. Il s’enfuit avec YVAN et le petit garçon.

Le vieil homme s’est arrêté devant PASHKO.

Il le regarde longuement.
PASHKO soutient ce regard avec fascination.   

Le chef se détourne lentement. Les cavaliers s’éloignent.

PASHKO demande avec émotion :

PASHKO (à mi-voix)

Qui est-ce ?

LOUPPOS

Alexander Drin. Ton grand-père.

(après un temps)

Tu voulais voir des loups ?

Un coup de tonnerre éclate.

64. EXT. CRÉPUSCULE – MAISON SIKIAS - COUR

Dans la cour des Sikias, les branches de l’arbre centenaire se tordent et ploient jusqu’au sol.
Des milliers de feuilles tourbillonnent dans la poussière qui monte et descend entremêlée de plumes que les oiseaux  perdent dans la tempête.
Leurs cris accompagnent le grondement du tonnerre.

Brusquement il se met à pleuvoir comme un rideau qui tombe.
La lumière est toujours irréelle, verte, abyssale.

PASHKO, ISMAEL et LOUPPOS traversent la cour déserte sous une pluie torrentielle. ISMAEL saigne, sa lèvre a été éclatée et sa chemise trempée se rougit de sang.

LOUPPOS ouvre la porte de la grange en ayant soin de vérifier que personne ne les voit depuis la maison.

65. INT. SOIR – MAISON SIKIAS - SALON

Rassemblés en deux groupes distincts, les hommes et les femmes sont réunis autour du pope, un grand homme maigre en soutane noire, à l’expression douce.
Tous écoutent VENERA en buvant du café dans la plus belle vaisselle.

MIRA, dans son silence, les observe et les détaille :

la croix du prêtre qui heurte sa tasse.

la chevelure de FLORA et l’éclat de ses boucles d’oreilles.

les yeux fixes de ANTON derrière les volutes de sa cigarette.

la chaussure orthopédique de DEBORAH qu’elle essaye de dissimuler.

les doigts de SAMIR qui tiennent un archer imaginaire.

le baillement d’ILARIA.

Elle croise le regard de sa mère. Elles se sourient avec complicité.

La porte s’ouvre doucement.
ILARIA se retourne.

SAMIR guette l’expression de sa femme.

Le pope fait un geste vers LOUPPOS qui rentre, essouflé et trempé. Il s’assied.

VENERA se tourne vers lui :

VENERA

Enfin ! tu es là ! J’avais pourtant demandé que la famille soit au complet la veille du Mariage de FLORA. Où sont tes fils JUDITH ?

JUDITH fait un signe d’ignorance, en interrogeant du regard LOUPPOS.

LOUPPOS

Ils arrivent. On était sous la pluie. Ils ont voulu se changer.

ANTON (sévère et de mauvaise humeur)

C’est bien la peine d’adorer la vitesse ! tu es toujours en retard !

VENERA

Je compte sur toi demain pour conduire FLORA et si tu avais été là tu saurais le détour qu’il…

LOUPPOS

J’ai tout déjà tout prévu.

VENERA (sèche)

Tu n’as rien prévu du tout, tu lis dans mes pensées maintenant ?

PASHKO se glisse dans la porte entre-ouverte.

ILARIA sourit.

SAMIR la regarde fixement. ILARIA baisse les yeux.

JUDITH regarde son fils avec anxiété quand elle voit son visage tuméfié.

VENERA

Qu’est ce qui s’est passé ? 

PASHKO ne sait pas quoi répondre. Il cherche ses mots.

Sa voix est couverte par un coup de tonnerre. Et clac ! toutes les lumières s’éteignent.

Le salon est plongé dans l’obscurité.

L’orage a coupé l’électricité.
Tout le monde se met à parler en même temps.

VOIX (off)

Il y a des bougies dans le coffre sous l’escalier… La dernière fois on est restés trois jours sans courant.

Des allumettes craquent et les ombres dansent en silhouette.

JUDITH (off)

Dites-moi où se trouve le compteur.

VENERA (méprisante)

Ne dis pas de sottises, c’est un travail d’hommes.

66. EXT. CRÉPUSCULE – MAISON SIKIAS - COUR

La façade de la maison des Sikias est dans l’obscurité. Peu à peu la lueur dansante des bougies, qu’on allume, éclaire les fenêtres et une fragile lumière se répand d’une pièce à l’autre.

La porte d’entrée s’ouvre doucement ; PASHKO se glisse comme un chat dans la cour qu’il traverse en courant pour aller vers la grange.

67. INT. CRÉPUSCULE – MAISON SIKIAS - GRANGE

PASHKO entre dans la grange sombre où l’eau de la pluie torrentielle passe à travers les interstices du toit.

Comme un petit lac argenté, le grand voile blanc de la mariée flotte dans le fond de la grange.


ISMAEL se lave et tente de soigner sa blessure à la lèvre.

PASHKO

Il faut que tu viennes nous rejoindre.

ISMAEL (qui a l’air de souffrir)

J’arrive.

PASHKO ressort de la grange et se heurte dans le noir à ILARIA.
Il la regarde, le souffle coupé.

ILARIA (en chuchotant)

Tu as besoin d’aide ?

PASHKO

Non.

ILARIA lui passe doucement les doigts sur sa joue tuméfiée.

PASHKO retient sa main et l’embrasse.

ILARIA

Tu es fou !

PASHKO (en riant)

Oui je suis fou de toi et je me fous de tout !

Brusquement, la lumière jaillit de toutes les fenêtres qui s’allument d’un seul coup.

Une fenêtre du rez de chaussée s’ouvre violemment ; on entend la voix claire de MIRA qui s’exclame :

MIRA (off)

Bravo maman ! Tu as réussi !

La silhouette de SAMIR se découpe dans la lumière de la fenêtre ouverte et il se penche vers la nuit zébrée de pluie ; il voit les deux ombres de PASHKO et ILARIA ensemble. 

VENERA est derrière lui.

68. INT. SOIR – MAISON SIKIAS - COULOIR

JUDITH remonte de la cave ; ses mains sont noircies, elle a les cheveux dans la figure mais un sourire heureux.

MIRA vient à sa rencontre et lui saute au cou :

MIRA

Bravo !

VENERA les rejoint et, d’un geste désagréable, éloigne MIRA.

VENERA

Tu es plus douée pour l’électricité que pour l’éducation de tes enfants.

JUDITH (moqueuse)

Les enfants ! on les élève à tatons, dans le noir.

VENERA

Ton fils est en danger et ça te fait rire ?

JUDITH

PASHKO !

VENERA

Eloigne-le

Après le mariage, il doit partir.

69. INT. NUIT – MAISON SIKIAS - CHAMBRE JUDITH

Comme chaque nuit, JUDITH et ses trois enfants se retrouvent dans la chambre.

JUDITH passe doucement de la crème sur les ecchymoses d’ISMAEL, assis sur une chaise.

JUDITH

Tu ne veux pas le dire ? (insistante) Avec qui tu t’es battu ?

ISMAEL reste silencieux.

MIRA lui caresse les mains, accroupie devant lui.

PASHKO tourne en rond. JUDITH, inquiète, lui jette un regard :

JUDITH

Dites-moi au moins si vous avez blessé quelqu’un ?

ISMAEL

Non !

JUDITH

Tu me le jures ?

ISMAEL
Oui.

JUDITH a fini de soigner ISMAEL et s’éloigne vers sa coiffeuse, en disant :

JUDITH

On partira après le mariage !

PASHKO

Pourquoi ?

JUDITH (froide)

Tu le sais très bien !

Elle s’assied devant le miroir, elle semble fatiguée.

JUDITH

Je veux que tout se passe bien au mariage de FLORA et SCANDER, pour VENERA, pour toute la famille, c’est important.

MIRA vient la rejoindre devant la coiffeuse, elle prend une brosse et commence à lui coiffer ses cheveux.

MIRA

Tu te feras un chignon demain pour le mariage ? tu verras comme il est beau le voile de FLORA !

JUDITH reste immobile devant le miroir.

Derrière, ses trois enfants se reflètent. Elle croise leurs regards.

Dans le silence JUDITH dit doucement :

JUDITH

J’ai aimé votre père dès que je l’ai vu.

Elle s’arrête. Elle baisse les yeux :

JUDITH

Il m’a regardée. Son sourire. Sa voix. (temps) J’ai tout oublié… (elle pleure) ma famille, mon devoir, nos lois, la peur. Je savais. Il n’y a plus eu que lui. J’étais prête à payer le prix, être avec lui, même dans le noir.

70. EXT. JOUR – UN MONASTÈRE

Des champs et des terres s’étendent à perte de vue dans le fracas de cloches joyeuses et énergiques.

Sur les marches d’un petit monastère, perdu dans l’immensité des hauts plateaux, le pope, en habits de cérémonie bénit le cortège des voitures noires et luisantes qui roulent solennellement.

Des groupes de paysans saluent chaleureusement les voitures qui s’éloignent.

Brusquement une des voitures vire à gauche et escalade une pente cahoteuse.

C’est la voiture de LOUPPOS, bien sûr. Il a respecté le rituel et en profite pour rouler comme un fou dans les prés vallonnés, dispersant la grande tâche blanche des moutons qui s’enfuient dans tous les sens au milieu de l’étendue verte. Des éclats de rire et le son d’un violon endiablé s’échappent de la voiture ainsi qu’un pan du voile blanc par la portière.

71. EXT. JOUR – MAISON POGRADES - COUR

Au milieu de la cour il y a une grande table recouverte d’une nappe blanche où le couvert est dressé.

Personne n’est à table.

Les chiens tournent autour et se disputent avec les oiseaux qui volent au-dessus de la table.

Il y a cette nappe blanche au soleil et ce silence de mort.

Et puis arrive le son des violons, des tambourins et des flûtes.

72. EXT. CRÉPUSCULE – MAISON POGRADES - COUR

C’est la même grande table, déserte.
Le couvert est sale, les plats sont passés, les vins ont été bus.
Les oiseaux picorent les miettes de pain, les chiens finissent les carcasses jetées autour de la table.

C’est le même silence.
Les portes de la maison sont grandes ouvertes ainsi que la fenêtre d’HANNA, la seule éclairée.

Un chien solitaire trottine le long du mur de la maison comme s’il suivait la trace d’un bruit sourd.

73. EXT. CRÉPUSCULE – MAISON POGRADES - PRE

Au milieu d’un grand pré, des hommes disposés en carré dansent en silence, sans musique pour les accompagner. Ils dansent une danse rituelle et traditionnelle, hymne à la résistance.

Le martèlement des pieds sur la terre résonne comme le son d’un tambour assourdi et communique une tension électrique.

Ils sont tous là : les Sikias, les Pogrades et les autres familles invitées. PASHKO et ISMAEL sont les seuls hommes à ne pas danser.

Petit à petit, parvient de loin le son d’une musique. Ce sont les tziganes qui passent sur la route et viennent participer à la réjouissance des noces.
Tout le monde les accueille avec joie et le ton change : la gravité fait place à la gaité.

Les hommes invitent les femmes à danser.

SCANDER, le nouveau marié, prend la mariée, FLORA, dans ses bras.

SCANDER (timide)

Tout le monde nous regarde.

FLORA (en riant)

 Tant mieux ! tout le monde verra que tu es le plus beau !

Ils dansent une valse lente aux sons de balalaikas, de violons et de tambourins.

ALBAN propose de danser à sa femme, MARTHA (on ne l’a jamais vue), la mère de SCANDER, une grosse femme qui rit tout le temps. Elle refuse gentiment, alors il se retourne vers JUDITH :

ALBAN

Ma femme ne veut plus danser ! mais vous ?

JUDITH (avec un grand sourire)

Oh dis moi tu … oui j’adore danser.

Ils entrent dans la danse sous le regard réprobateur de VENERA.

TIMOS s’incline cérémonieusement devant MIRA :

TIMOS

Est-ce que le « poisson » peut inviter l’étoile de mer ?

MIRA glisse ses bras graciles autour du cou puissant de TIMOS et ils se mêlent aux danseurs.

LOUPPOS attrappe par la taille une belle jeune fille tzigane à la chevelure flambloyante qui lui tend les bras. Les autres filles regardent vers les deux « marseillais »

PASHKO est à côté d’ISMAEL, pâle, le visage tuméfié, plein d’échymoses.

PASHKO croise le regard d’ILARIA.

VENERA observe ; elle s’approche de SAMIR:

VENERA (comme un ordre)

 Invite ta femme à danser !

Une nouvelle danse se constitue : un quadrille.

Tous les couples sont en ligne et changent sans arrêt.

Dans un élan, PASHKO attrape par le bras DEBORAH et la fait entrer dans la ligne malgré ses protestations.

DEBORAH

Arrête PASHKO ! je n’ai pas de rythme.

PASHKO (en riant)

On s’en fout !

Tous se retrouvent un moment ou l’autre l’un en face de l’autre : LOUPPOS affronte DAMIAN qui le nargue, SAMIR croise PASHKO qui lui sourit amicalement, MIRA a le temps d’embrasser DEBORAH, JUDITH se retrouve devant SLATOR qui la charme, elle se moque de lui ….

La danse s’arrête.

Les gens s’éparpillent et se constituent en groupes différents.

JUDITH s’approche d’ISMAEL et lui caresse le visage.

Ils sont rejoints par TIMOS et MIRA.

TIMOS (en s’éventant)

Ouf quelle chaleur !

JUDITH

Je vais vous chercher de l’eau.

A ce moment, ALBAN vient l’inviter de nouveau à danser. Elle hésite, il insiste… alors insouciante, elle accepte.

Elle se retourne vers MIRA et lui demande d’aller chercher de l’eau pour TIMOS.

JUDITH

Va chercher de l’eau !

MIRA reste interrogative devant sa mère qui lui mime les mots et lui indique l’arrière de la maison :

JUDITH

 De l’eau à la fontaine ?

Et JUDITH, très gaie, rentre dans la danse en laissant MIRA s’éloigner.

74. EXT. NUIT – MAISON PROGRADES - COUR

MIRA arrive à la fontaine.

Sur le rebord de la vasque, il y a un verre cassé et une carafe avec un reste de vin.
MIRA nettoie la carafe et la remplit d’eau. Elle regarde autour d’elle en quête d’un verre intact. Il n’y en a plus sur la table déserte. Elle tourne sur elle-même, hésitante tenant la carafe à la main. Elle décide de rentrer dans la maison.

75. INT. NUIT – MAISON POGRADES

MIRA est rentrée dans la maison vide plongée dans la pénombre.

 
Elle longe le couloir qui mène au salon. La lueur de l’eau dans la carafe brille dans l’obscurité au fur et à mesure que MIRA avance.

Soudain la voix d’un homme résonne dans le couloir derrière elle :

PREMIÈRE VOIX (langue étrangère off)*

Hé la fille, t’es qui ? je t’ai jamais vue ?

C’est COSTA (le voleur de chevaux).

MIRA ne peut pas l’entendre.
Elle continue d’avancer.

Une deuxième voix se joint à la première voix, c’est celle de YVAN.

YVAN (off)*

COSTA qu’est-ce que tu fous ? SLATOR nous attend !

MIRA entre dans le salon sans se rendre compte qu’elle est suivie par les deux garçons, toujours de dos.

Elle se dirige vers une table où il y a un verre à pied rempli de perles de toutes les couleurs qu’elle prend.

COSTA (off)*

C’est quoi ton nom ?

MIRA se retourne et bute dans les deux hommes qui lui font face. Surprise, elle sursaute et les perles tombent en rebondissant sur le sol.

COSTA*

Tu pourrais répondre quand on te parle.

COSTA s’approche plus près d’elle :


COSTA *

Tu me dis ton nom, je t’aide à les ramasser.

MIRA n’entend pas. Confuse, elle se met à parler tout en ramassant les perles :

MIRA

Je cherchais un verre pour monsieur Pogrades… il fait chaud, je vais lui apporter de l’eau !

COSTA s’est baissé au niveau de MIRA, il regarde ses cuisses, sa jupe s’est un peu relevée.

YVAN*

Je comprends rien à ce qu’elle dit !

MIRA continue à ramasser les perles.

COSTA*

Tu sais ce que je fais aux filles qui se foutent de moi ?

MIRA rit pour cacher qu’elle n’entend pas.

MIRA

Je suis maladroite !

COSTA*

Tu ris ! tu veux jouer avec moi, o.k. ça me va !

Il lui attrappe la nuque de force et l’embrasse sur la bouche. MIRA pousse un cri et cherche à se relever.

YVAN*

Elle serait pas de la famille du type qu’on a tabassé sur la route ?

A ce moment là, SLATOR entre dans la pièce et hurle :

SLATOR*

 Laissez-la !

COSTA se redresse et regarde SLATOR en colère.

MIRA s’enfuit en laissant la carafe d’eau et les perles de couleurs par terre.

SLATOR

 MIRA !

76. EXT. NUIT – MAISON POGRADES - COUR

LOUPPOS est dans la cour, il est venu boire à la fontaine avec une fille qui s’accroche à lui. De la maison obscure, il voit sortir MIRA, affolée. Intrigué, il s’approche de l’entrée, il entend les vociférations de SLATOR :

YVAN (off)*

Tu sais ! elle nous a provoqués…

VOIX SLATOR (off)

Ta gueule espèce d’ordure. Elle ? tu as osé la toucher avec ta sale tronche, elle ! foutez le camp, vous me paierez ça !

LOUPPOS fait demi-tour et traverse la cour comme un fou.

77. EXT. NUIT – MAISON POGRADES - PRE

La fête bat son plein.

MIRA, apeurée, au bord des larmes arrive en courant et cherche sa mère.

PASHKO la voit lorsque LOUPPOS accourt vers lui comme un fou et lui parle à l’oreille.

En courant, SLATOR arrive à son tour et il cherche MIRA au milieu des danseurs.

PASHKO s’engouffre au milieu des invités, il attrape SLATOR violemment par l’épaule  :

PASHKO

Cette fois je te tue !


PASHKO bondit sur SLATOR. Les danseurs s’immobilisent.

SLATOR, pour l’éviter, se recule, il glisse, il tombe en arrière sur la souche de l’arbre recemment abattu.

Un arrête tranchante lui rentre dans la gorge. Le sang jaillit.

La musique s’arrête.

SLATOR est mort.

Personne ne bouge, seule JUDITH s’approche du corps de SLATOR dont le sang commence à se répandre dans l’herbe du pré.

TIMOS, de loin, lui ordonne :

TIMOS (dur)

Ne le touche pas !

78. INT/EXT. JOUR – LE MONASTÈRE

Le pope finit son homélie :

LE POPE*

… ne croyez pas que la consolation soit dans le sang des coupables, cherchez la dans la parole de celui qui disait « aime ton prochain pour l’amour de Dieu »… Jusque-là ! allez jusque-là ! jusque dans ce sacrifice offert…

Pour l’adieu au mort les chants funébres et mystiques montent jusqu’aux voûtes de la petite église nue.

La porte de l’église s’ouvre à deux battants sur le ciel vide.

Le cortège sort de l’église portant le cercueil et s’enfonce dans les ruelles du village pour aller jusqu’au cimetière.

79. EXT. JOUR – RUELLES DU VILLAGE

Les ruelles sont désertes, toutes les maisons ont fermé leurs volets, mais derrière, des ombres regardent passer des ombres habillées de noir qui suivent le cercueil.

80. EXT. JOUR – LE CIMETIÈRE

La famille Pogrades quitte le cimetière après la mise en terre du corps de SLATOR.

Ils sont tous là, ils marchent silencieusement vers la porte ouverte sur l’immensité des prairies vallonnées.
Un par un, en passant, jette un regard hostile à JUDITH qui se tient seule, derrière la porte du cimetière.

FLORA, pâle et déjà vieillie sous son voile noire, l’ignore.

TIMOS est le dernier, son visage est de pierre.

JUDITH s’avance vers lui et s’arrête à une distance respectueuse.

Ils se regardent longuement en silence.

JUDITH

Puisqu’il y a dette de sang, paye-toi sur moi !

TIMOS

Ça ne suffit pas ! tu n’es qu’une femme, la vie d’un homme en vaut deux.

81. INT. JOUR – MAISON SIKIAS - CHAMBRE PASHKO

PASHKO se tient debout devant un mur de sa chambre.
Il regarde fixement un tableau (un portrait de famille du XIXème).

Il fixe son reflet dans la vitre, son visage qui se mêle à celui de ses ancêtres. Ses yeux immobiles grands ouverts guettent « l’autre », celui qui a provoqué la mort de SLATOR.

Il les ferme, le visage désespéré.

82. EXT. JOUR – PRE SIKIAS RIVIERE

LOUPPOS est seul dans le pré de la rivière où des moutons paissent.

Avec colère, en bandant son arc il tire ses flèches un peu partout, puis comme un fou il vise les moutons. Il en tue trois ou quatre.

Il s’affaisse brusquement.

Le sang se répand sur l’herbe noire.

83. INT. JOUR – MAISON SIKIAS - SALON

La famille est là : les hommes séparés des femmes, deux groupes distincts.

VENERA est au milieu, enveloppée dans un châle noir.
LOUPPOS arrive, essouflé, il gagne sa place, entre ISMAEL et PASHKO. Il remarque la chaise vide du côté des femmes : celle de JUDITH.

L’atmosphère est tendue.

VENERA s’adresse à PASHKO. Elle frappe du poing sur son fauteuil et tape sur les mots :

VENERA (en colère)

… Par ta faute, tu nous a tous mis en danger !

 le tuer chez eux ! chez eux ! quand tu étais leur hôte !

PASHKO

Et offenser ma sœur chez eux c’est quoi ?

VENERA

Comment tu as pu croire une chose pareille ?

PASHKO

Je l’ai vue, elle pleurait.

VENERA se tourne vers MIRA.

VENERA

Qu’est ce qu’il t’a fait exactement ?

MIRA regarde VENERA sans répondre.

VENERA (dure)

Elle est sourde ! c’est vrai !

MIRA, affolée, regarde ses frères l’un après l’autre.

ISMAEL se lève brutalement :

ISMAEL

Laissez MIRA tranquille !

ANTON intervient, lui aussi, très en colère. Il attrappe ISMAEL par le bras et le secoue violemment :

ISMAEL

Si tu n’es pas capable de respecter ta grand-mère, je te ferai taire.

MIRA suit de ses yeux apeurés toutes ces phrases qu’elle ne comprend pas.

PASHKO
J’ai voulu défendre ma sœur mais je n’ai pas voulu tuer SLATOR.

LOUPPOS

SLATOR a eu ce qu’il méritait !

VENERA le regarde attentivement.

VENERA (glaciale)

 Et toi, tu es qui pour décider qui mérite la mort  ? (un temps) Ce qui est fait est fait … on va s’organiser.

 PASHKO, ton devoir est d’aller au repas de funérailles chez les Pogrades ce soir, quelles que soient tes excuses tu ne peux pas te dérober, ta honte nous salirait.

PASHKO (avec arrogance)

 De quelle honte vous parlez ? j’ai dit que j’irai, j’irai !

Un paysan frappe à la porte du salon pour dire à ANTON :

UN PAYSAN*

On vous demande à la grille Monsieur Sikias !

ANTON*

Plus tard.

Le paysan repart.

ISMAEL

Mais on ne cherche même pas à faire une enquête ? savoir ce qui s’est passé ? PASHKO vous l’a dit : c’était un accident.

ANTON

Ce n’est pas la vérité qui compte !

ISMAEL (en criant)

Y’a que votre code, votre loi du sang qui compte, vous la suivez comme des moutons qui se chient de peur les uns sur les autres.

ANTON se met debout et lève la main sur ISMAEL.

VENERA l’arrête d’un geste.

PASHKO (calme)

Ça ne sert à rien ISMAEL ! j’irai.

A ce moment, JUDITH entre :

JUDITH

 J’irai avec toi.

PASHKO

Non j’irai seul.

VENERA

Ce n’est pas ta place JUDITH.

JUDITH

Ça m’est égal.

VENERA

Toi et moi sommes impuissantes…

rien n’arrêtera jamais le sang.

PASHKO s’en va et sur le pas de la porte, il se retourne vers JUDITH, tout d’un coup, il a l’air d’un enfant vulnérable :

PASHKO

T’inquiète pas. Je vais essayer de tout faire bien.

Il sort rapidement. Toute la famille reste paralysée.

VENERA, en proie à une forte émotion baisse les yeux et à voix basse dit à JUDITH :

VENERA

Mon fils n’était pas un lâche, ni le tien, JUDITH.
Mais ne vas pas là-bas.

Son courage lui épargnera peut-être la mort.

JUDITH

Il ne connaît rien à ce rituel.

VENERA

Quand le meurtrier assiste au repas de funérailles, il est prêt à mourir pour payer sa dette. TIMOS le sait.

JUDITH reste silencieuse.

VENERA (déterminée)

LOUPPOS ! tu fermeras les grilles du portail.

84. EXT. CRÉPUSCULE – MAISON POGRADES - GRILLE

La grille de la maison des Pogrades se ferme lentement poussée par ALBAN et SCANDER.

85. EXT. CRÉPUSCULE – MAISON SIKIAS - GRILLE

La grille de la maison des Sikias se ferme lentement poussée par LOUPPOS et SAMIR.

ANTON est sorti sur la route et parle avec le paysan venu au salon.

UN PAYSAN*

On a besoin de votre aide, monsieur Sikias, on mène les chevaux dans une prairie, là-bas, juste à côté, ils sont pas faciles, avec l’aide d’un ou deux de vos gars, on pourrait aller plus vite pour qu’ils ne s’échappent pas.

ANTON*

On va vous aider ! LOUPPOS et SAMIR venez avec moi.

86. EXT. CRÉPUSCULE – ROUTE SIKIAS


Un bruit sourd de sabots sur la route annonce l’arrivée d’une meute de chevaux sauvages qui galopent effrayés mais cernés par des hommes à cheval, d’autres à pied qui agitent, tout en courrant le long de la route, des foulards de couleur.

LOUPPOS se jette sur la route suivi de SAMIR, ISMAEL et de PASHKO ; même ANTON est entré dans la partie pour éviter que les chevaux ne se dispersent.

Il y a des cris, des hennissements, de la poussière.

PASHKO au milieu de la confusion, regarde le ciel et se rend compte que le soleil est en train de se coucher. Il sait qu’il doit y aller. Il s’éloigne.

87. EXT. CRÉPUSCULE – MAISON SIKIAS – COUR

ILARIA est seule dans la cour.

JUDITH, après avoir jeté un coup d’œil sur les fenêtres de la maison pour s’assurer que personne ne la regarde, fait signe à ILARIA de la rejoindre à la grange.

Les deux femmes se retrouvent sous l’auvent. JUDITH  murmure à ILARIA :

JUDITH

J’ai besoin de toi, ILARIA, je te confie MIRA, ne la laisse pas seule, qu’elle ne s’inquiète pas.

Elle jette un œil vers la route où règne une grande agitation.

JUDITH

Il faut que j’aille là-bas.

Elle s’en va après avoir ajouté.

JUDITH

Je compte sur toi.

88. EXT. CRÉPUSCULE – RIVIERE 2 

PASHKO descend de cheval quand il arrive sur un pont en pierre qui enjambe une rivière dont les eaux roulent avec violence.

Le soir tombe, les ombres se mêlent à l’or de la lumière.

89. EXT. CRÉPUSCULE – MAISON POGRADES - COUR

Une grande table est dressée au milieu de la cour.
Ce sont les mêmes verres en cristal, la même argenterie, la même nappe blanche que pour les noces de FLORA et SCANDER.

Il n’y a pas un bruit.

Il n’y a personne sauf TIMOS, assis le long du mur où en haut la fenêtre allumée d’HANNA est ouverte sur le vide. Il lui parle :

TIMOS

… HANNA, je suis en colère contre tout ce sang, celui qu’on m’a pris, celui que j’ai oté… je suis fatigué. Quoi ? Je dois me payer sur le sang du jeune PASHKO ? et l’alliance avec les Sikias ? qu’est-ce que je dois faire ? HANNA ?


Silence

Et dans le lointain parvient la lamentation des pleureuses : un chant funèbre.

TIMOS se lève, regarde le ciel bleu foncé, presque mauve où il n’y a pas encore d’étoiles. Il s’avance au début de l’allée qui mène à la grille et fait signe de l’ouvrir pour laisser entrer les invités au repas des funérailles.

De la maison, sortent les membres de la famille Pogrades qui attendent les invités, tous habillés en noir.

De derrière la maison surgissent les pleureuses enveloppées de lourds voiles noirs et portant des flambeaux.
La famille et les invités s’assient à table tandis que les pleureuses en font le tour en élevant des plaintes, des chants, des cris.

TIMOS, debout, regarde l’allée qui devient de plus en plus sombre.

Les gens ne parlent pas, il n’y a que le bruit des pleureuses.

Toutes les femmes sont à droite.

Tous les hommes sont à gauche.

Il y a une place vide face à DAMIAN : celle de PASHKO.

Tout le monde attend, fixe, impassible.
 

Au loin, le hennissement des chevaux sauvages se perçoit.

DAMIAN

 J’en étais sûr, il ne viendra pas, c’est un lâche.

TIMOS le regarde froidement sans répondre.

DAMIAN

Qu’il vienne ou qu’il ne vienne pas, je le tuerai.

TIMOS

Tu feras ce que je te dirai de faire.

DAMIAN regarde son grand-père, furieux. Il baisse les yeux et se recule violemment sur sa chaise. Il y a une arme dans sa veste et TIMOS l’a vue, cette arme. 

90. EXT. SOIR – MAISON POGRADES - PRE

Une ombre marche le long des arbres et des haies en se faufilant comme un animal : c’est PASHKO.

Il est proche du pré derrière la maison des Pogrades. Il entend le chant des pleureuses.
Il s’avance le plus près possible sans être vu. Des chiens aboient. Il regarde ; il compte tous les membres de la famille Pogrades assis autour de la grande table puis il disparaît dans l’obscurité.

91. EXT. SOIR - MAISON POGRADES - COUR

DAMIAN, assis à table, se retourne vers l’arrière de la maison, mu par un instinct.

Il se lève brusquement.

Il va jusqu’à l’angle de la maison, en suivant les chiens qui aboient.
Il reste là à attendre et à fixer l’ombre : il regarde le pré avec la tâche sombre du tronc d’arbre sur lequel son frère est mort.

92. EXT. SOIR – MAISON POGRADES - GRILLE

PASHKO se présente devant les grilles fermées de la maison des Pogrades. Il s’adresse à un des paysans postés près de l’entrée :

PASHKO*

Je suis PASHKO Sikias.

Les deux paysans ouvrent les grilles sans rien dire.
PASHKO s’avance dans l’ombre de la grande allée comme dans un gouffre noir et les grilles se referment derrière lui avec un bruit assourdissant.

93. EXT. NUIT – MAISON POGRADES - COUR

TIMOS immobile, le regard fixé sur l’allée, change d’expression. Soulagé, il voit sortir de l’ombre PASHKO.

Il le regarde qui s’avance, sur le qui-vive, le visage tendu.

PASHKO s’arrête à quelques pas de la table.

TIMOS accueille PASHKO en faisant un pas vers lui.

TIMOS

Suis moi.

PASHKO avance lentement autour de la table, fixé par des regards fermés, hostiles, impénétrables, suivi du chant des pleureuses, musique sourde et obsessionnelle.
Il s’incline devant la mère de SLATOR, qui baisse les yeux.

FLORA le regarde avec douleur.

DAMIAN et lui échangent un long regard.

94. EXT. NUIT – MAISON POGRADES - GRILLE

JUDITH est derrière les grilles fermées du portail.

Les paysans ne veulent pas lui ouvrir.

JUDITH*

Ouvrez cette porte. Je dois rentrer.

Les paysans lui tournent le dos.

95. EXT. NUIT – ROUTE SIKIAS / POGRADES

LOUPPOS et ISMAEL finissent d’aider les paysans à parquer les chevaux. Ils leur disent au revoir en s’éloignant et en les remerciant avec de grands gestes.

Les deux garçons se mettent à marcher sur la route.
Après un temps de silence, ISMAEL s’arrête :

ISMAEL

Je veux qu’on aille chez les Pogrades. J’ai peur pour PASHKO.

LOUPPOS

Il ne lui arrivera rien chez TIMOS, la dette de sang retomberait sur eux (temps) mais je me méfie de DAMIAN … sur la route, il pourrait lui arriver quelque chose.

ISMAEL
On y va !

Ils rebroussent chemin et en se dirigeant vers les terres des Pogrades, ils pénètrent dans un des champs cloturés par les haies.

LOUPPOS s’arrête de marcher et caché dans l’ombre, il dit :

LOUPPOS

Laisse-moi y aller tout seul.

ISMAEL
Tu es fou !

LOUPPOS

C’est de ma faute si SLATOR est mort.

ISMAEL (interdit)
Pourquoi tu dis ça ?

LOUPPOS

Parce que c’est la vérité.

LOUPPOS hésite, il voudrait raconter à ISMAEL ce qui s’est passé au bal, mais il renonce et presque en murmurant :

LOUPPOS

Je dois y aller ! laisse-moi !

Brusquement il s’enfuit à travers champs.

ISMAEL, interloqué, le regarde s’enfoncer dans l’obscurité.

96. EXT. NUIT – MAISON POGRADES - GRILLE

JUDITH est toujours derrière les grilles fermées du portail.

Elle secoue la grille et crie de plus en plus fort.

JUDITH

TIMOS ! TIMOS ! laissez-moi entrer !

97. EXT. NUIT – MAISON SIKIAS - GRILLE

ILARIA est au milieu de la cour, sans bouger ; absente, elle fume. 

MIRA arrive vers elle :

MIRA

Tu sais où est maman ?

ILARIA fait un geste vers la route qui mène chez les Pogrades.

MIRA

Chez les Pogrades ?

PASHKO ! elle est allée le chercher ?

ILARIA fait signe que oui.

SAMIR revient sur la route après avoir aidé les paysans. Il pousse la grille et bouscule ILARIA qui parle avec MIRA.

SAMIR (brutal)

Elle est où sa mère ? là-bas !

ILARIA ne répond pas.

SAMIR (haussant les épaule, méprisant)

Elle n’a pas fait assez de mal ! quelle femme indigne, c’est une mère incapable.

MIRA le regarde sans comprendre.

ILARIA

Ne parle pas comme ça.

SAMIR

C’est toi qui va me donner des ordres ?

ILARIA

C’est une très bonne mère.

SAMIR (en crachant)

Elle les a élevés comme elle, sans foi ni loi.

ILARIA

Tu n’es pas foutu d’être père et tu craches sur elle !

SAMIR s’avance vers elle, menaçant :

SAMIR

Tais-toi !

ILARIA a peur mais elle continue sur sa lancée :

ILARIA

toi aussi tu es un incapable…

SAMIR (en la giflant)

Tu vas te taire, espèce de putain !

ILARIA

… incapable de rendre une femme heureuse…

Il lui donne une claque et une autre et une autre pour qu’elle se taise.

MIRA, épouvantée, s’enfuit et court sur la route qui va chez les Pogrades.

98. EXT. NUIT – MAISON POGRADES - COUR

PASHKO, seul au milieu de la cour, reste immobile devant la table pendant que les pleureuses habillées de noir tournent autour de lui avec leurs flambeaux.

99. EXT. NUIT – ROUTE SIKIAS / POGRADES

Dans la lumière crépusculaire, MIRA marche sur la route entre les Sikias et les Pogrades.
Elle veut rejoindre sa mère. Elle marche vite.
Dans l’obscurité plus profonde de la route, à un croisement, elle hésite et se trompe de chemin, ce qui l’amène dans les champs qui longent la rivière dont elle suit le bord. 

100. EXT. NUIT – MAISON POGRADES - COUR

TIMOS indique à PASHKO la chaise vide :

TIMOS

Prends ta place.

PASHKO s’assied face à DAMIAN , sans rien dire et sans baisser les yeux.

DAMIAN lui parle entre les dents :

DAMIAN (à mi-voix)

Pas en face de moi !

PASHKO ne sait pas quoi faire.

TIMOS observe la provocation de son petit fils.

A son tour, il lui murmure :

TIMOS

 C’est la règle, ne l’offense pas !

DAMIAN se lève.

101. EXT. NUIT – LA PRAIRIE DES CHEVAUX

MIRA est perdue.
Elle ne reconnaît plus la route qui mène au domaine des Pogrades.

Elle longe la rivière qui borde la prairie où les paysans ont mené les chevaux sauvages qui paissent dans le coin plus éloigné de la bordure. Elle ne peut pas les voir.

102. EXT. NUIT – MAISON POGRADES - COUR

DAMIAN est toujours debout, face à PASHKO qui ne bouge pas, les sens en alerte.

DAMIAN

Alors laisse-moi m’asseoir ailleurs,

Pas devant cet assassin.

TIMOS (plus fort)

Tais-toi !

PASHKO se lève, à son tour et articule très distinctement, malgré sa peur :

PASHKO

Je ne suis pas un assassin.

DAMIAN

Tu crois que tu t’en sortiras avec tes mensonges !

TIMOS (à PASHKO)

Toi ! ne réponds pas.

PASHKO (à voix basse mais ferme)

Je n’ai pas tué SLATOR.

DAMIAN sort son révolver.

TIMOS lui arrache des mains.

103. EXT. NUIT – PRAIRIE DES CHEVAUX

MIRA marche dans le pré.

Les chevaux redressent leurs têtes inquiètes et commencent à s’agiter et à se bousculer.

104. EXT. NUIT – MAISON POGRADES - COUR

TIMOS a récupéré le revolver.

TIMOS

Le premier qui profère une insulte, je le tue !

PASHKO (plus fort)

Je n’ai pas tué SLATOR !

Il regarde DAMIAN qui, malgré les avertissements de son grand-père, éclate en hurlant :

DAMIAN

Tue-moi, grand-père mais je vais le faire taire.

PASHKO (en hurlant à son tour)

JE N’AI PAS TUÉ SLATOR !

TIMOS tire un coup de révolver en l’air.

Tous les invités se lèvent et reculent d’un pas.

105. EXT. NUIT – PRAIRIE DES CHEVAUX

Le coup de feu s’est répercuté dans la campagne.

Les chevaux effrayés s’emballent, ils se mettent  à galoper, droit devant eux.
MIRA ne les entend pas

Et quand elle se retourne, trop tard, elle les voit se ruer sur elle.

Elle tombe à la renverse dans l’eau noire et coupante de la rivière avec un léger cri d’enfant.

La horde de chevaux tournent en cercle de plus serré.

106. EXT. NUIT - MAISON POGRADES - GRILLE

JUDITH, toujours agrippéee à la grille, a entendu le coup de feu.

Elle s’affolle et secoue la grille comme une forcenée.

Elle supplie les paysans murés dans leur indifférence. 

JUDITH

 Laissez-moi entrer, je veux voir PASHKO,

je suis sa mère

Elle se laisse glisser à genoux le long de la grille.

107. EXT. NUIT - MAISON POGRADES - COUR

Les appels de JUDITH parviennent de plus en plus pressants.

TIMOS jette un regard vers l’allée dans laquelle il s’avance, il donne un ordre aux paysans d’ouvrir la grille et de laisser entrer JUDITH.

Les chiens se mettent à aboyer et à gronder.
Ils bondissent vers l’arrière de la maison où la silhouette de LOUPPOS se devine dans l’ombre.

TIMOS se retourne et crie, toujours le revolver en main :

TIMOS

Qui est là ?

LOUPPOS sort de l’ombre et dit à haute voix :

LOUPPOS

C’est moi, LOUPPOS Sikias.

DAMIAN et PASHKO se retournent ainsi que toute l’assistance.

LOUPPOS s’avance :

LOUPPOS
Je suis venu réparer ma faute.

Entre temps, JUDITH a remonté l’allée en courant.

Elle s’arrête, essoufflée et silencieuse devant TIMOS. Elle attend.

ISMAEL arrive lui aussi couvert de terre et d’égratignures.

Un silence.

LOUPPOS s’avance encore de quelques pas et là, face à TIMOS, face à toute la famille et les amis réunis, sans hésitation, il parle d’un ton ferme :

LOUPPOS

C’est moi qui ai tué SLATOR, c’est ma haine !

La loi du sang ! j’ai grandi avec elle, je l’ai aimée, je l’ai respectée, je croyais en la noblesse de la vengeance mais j’ai menti (un temps), il y a des années j’ai dit la vérité mais aujoud’hui j’ai perdu mon honneur, je suis devenu un menteur !
J’ai menti à PASHKO, j’ai dit que SLATOR avait violé sa sœur. C’est faux !

C’est moi qui ai tué SLATOR.

TIMOS ! fais ce que tu dois et… si tu peux (comme pour lui, très bas) pardonne-moi

Tout le monde est figé dans le silence.

TIMOS ne répond rien. Il jette un regard vers la fenêtre illuminée d’HANNA, ouverte sur la nuit.

Il murmure, juste pour LOUPPOS :

TIMOS

Laisse-moi du temps.

TIMOS s’avance vers ISMAEL, il le prend par l’épaule, il s’approche de PASHKO et ils les entraînent tous les deux vers JUDITH qui leur ouvrent ses bras en pleurant de soulagement.

Soudain, un cri s’élève de la fenêtre d’HANNA.

TIMOS lève les yeux vers la fenêtre. La lumière s’éteint.

JUDITH, mue par un pressentiment, tourne sur elle-même et voit s’avancer dans l’allée le chef des paysans portant le corps de MIRA.

Foudroyée, elle le regarde s’approcher.

Elle prend dans ses bras MIRA qu’elle berce, sans un cri, sans une larme, sans un mot, les yeux fixes, ses yeux morts qui ne voient plus que LE NOIR.

108. EXT. JOUR – MAISON SIKIAS - GRILLE

JUDITH marche lentement dans la campagne.

Elle arrive devant la grille des Sikias. Sur un des battants, il y a une croix en fer brut, qui vient d’être accrochée.

JUDITH remonte l’allée.

JUDITH regarde dans le ciel des morceaux de fer qu’on jette sur le toit de la maison.

Un groupe de paysans autour de la maison, le fusil brandi, tire en l’air une salve.

JUDITH regarde à travers la fenêtre du salon : un couteau entaille les mains de LOUPPOS et de DAMIAN. Du sang tombe dans des verres que LOUPPOS et DAMIAN échangent et boivent. Dans l’ombre, les deux familles Pogrades et Sikias assistent au rituel de réconciliation.

JUDITH s’éloigne indifférente. Elle se dirige vers le grand arbre de la cour. Contre le tronc une vieille chaise l’attend, elle s’assied.

TOUT EST BLANC

109. EXT. JOUR – MAISON SIKIAS - COUR

JUDITH regarde fixement devant elle.

Elle voit sortir du bois un loup qui avance avec précaution. Dès qu’il aperçoit JUDITH, il s’arrête et la fixe à son tour.
JUDITH ne bouge pas et le regarde calmement comme si elle l’espérait.

Les autres loups sortent à leur tour et avancent dans l’herbe.

MIRA est au milieu d’eux. Sa voix retentit :

MIRA (off)

« Je m’imaginais tout exactement comme ça… les arbres, les forêts, les herbes et le vent… »

JUDITH sourit.

Les loups se couchent tout près de JUDITH.

Ils la regardent.

Ils nous regardent.

                                             FIN

LES PERSONNAGES

LA FAMILLE SIKIAS

La grand-mère : VENERA

Le fils aîné : ANTON épouse AGNES  : deux filles DEBORAH et FLORA, un fils LOUPPOS

Le second fils : SAMIR épouse ILARIA : sans enfant

Le troisième fils : VAL (mort) épouse JUDITH : trois enfants ISMAEL, PASHKO et MIRA

LA FAMILLE POGRADES

Le grand-père : TIMOS

La grand-mère : HANNA

Le fils aîné : ALBAN épouse MARTHA : un fils SCANDER

Le second fils : RUDOR (mort) épouse ASPASIA : deux enfants DAMIAN et SLATOR (les jumeaux)

LA FAMILLE DRIN

Le grand-père : ALEXANDER

La fille aînée : JUDITH

 La langue du pays est signalée par des astérix *


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