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La Condition de l'homme moderne

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Hannah Arendt

La Condition de l'homme moderne

Hannah Arendt, Marx et le problème du travail



Introduction

La crise du travail

L'action

Travailler et ouvrer

Une société de consommation

Introduction

La pensée de Hannah Arendt constitue sans aucun doute une des pensées fortes de ce siècle, même si la communauté philosophique (il vaudrait mieux parler ici des institutions qui gouvernent la discipline philosophique) lui accorde une place encore marginale. Hannah Arendt disait, parlant d'elle-même, " I don't fit. " En dépit de sa formation classique impeccable, en dépit de ses rapports avec Heidegger et Jaspers, elle est restée longtemps en dehors des grands courants de la philosophie contemporaine, bien qu'à l'évidence les choses aient commencé à changer.

Si ses analyses sur le système totalitaire (dernier volume des "Origines du totalitarisme") ont eu, malgré tout, un certain retentissement chez les sociologues et les spécialistes de sciences politiques, ce n'est peut-être pas qu'il y a de plus original chez Hannah Arendt. Les discussions chez les marxistes antistaliniens entre les années 30 et les années 50 sont, de ce point de vue, d'une richesse trop sous-estimée et la tentative de H. Arendt de conduire un parallèle systématique entre stalinisme et nazisme souffre de graves défauts de logique, défauts qui sont d'autant plus visibles qu'elle refuse les amalgames faciles devenus si courants dans la littérature d'aujourd'hui, style "Livre Noir Du Communisme". Cependant "le Système totalitaire" ne constitue que la troisième partie d'un ensemble qui comprend aussi les essais sur "L'antisémitisme" et "L'impérialisme", ouvres à bien des égards passionnantes. Et les considérations sur l'État-nation et sa décomposition permettraient sans doute d'éclairer les débats contemporains sur la mondialisation et la dilution des pouvoirs des États.

Mais Hannah Arendt ne s'en tient pas à la théorie politique. Ses articles sur "La crise de la culture" -- devraient être impérativement recommander à tous nos réformateurs de l'enseignement. Dans "La condition de l'homme moderne" qui constitue une confrontation stimulante avec la pensée de Marx sur un de ses points les plus ambigus, elle s'attaque au problème du travail et de sa place dans la hiérarchie des activités humaines.

Il me semble d'autant plus intéressant de revenir sur cette question qu'une partie importante des travaux publiés récemment sur le thème de la " fin du travail " s'inspirent souvent des analyses de "La condition de l'homme moderne". Parfois, il s'agit même d'un pillage presque systématique quoique non avoué. Mais un pillage qui évacue les problèmes posés par Hannah Arendt pour s'en tenir à un exposé squelettique de ce qu'on prend pour ses thèses. Je laisserai de côté ces développements récents -- traités dans mon livre sur "La fin du travail et la mondialisation" -- pour m'en tenir à la question centrale de l'analyse du travail et de la confrontation avec Marx. Je voudrais montrer que les thèses de Hannah Arendt sont tout à la fois stimulantes -- elles tranchent dans le vif de l'économisme et du scientisme dominants -- mais aussi redoutablement ambiguës, qu'elles peuvent nourrir une critique pertinente de la modernité aussi bien qu'une impuissante nostalgie d'un monde à jamais disparu de l'artisanat et de la claire séparation de genres de vie. Je chercherai, à partir de là à mieux éclaircir le rapport en Arendt et Marx - Hannah Arendt prend Marx au sérieux mais je crois qu'elle reste prisonnière d'une lecture marxiste assez orthodoxe qui la conduit souvent à attaquer Marx là où elle est, de fait d'accord avec lui.

La crise du travail

Le prologue de la Condition de l'homme moderne pourrait être écrit aujourd'hui. Après avoir souligné la portée philosophique considérable de la conquête de l'espace, Hannah Arendt écrit : " Plus proche, également décisif peut-être, voici un autre événement non moins menaçant. C'est l'avènement de l'automation qui, en quelques décennies, probablement videra les usines et libérera l'humanité de son fardeau le plus ancien et le plus naturel, le fardeau du travail, l'asservissement à la nécessité. Là, encore, c'est un aspect fondamental de la condition humaine qui est en jeu, mais la révolte, le désir d'être délivré des peines du labeur ne sont pas modernes, ils sont aussi vieux que l'histoire. Le fait même d'être affranchi du travail n'est pas nouveau non plus ; il comptait jadis parmi les privilèges les plus solidement établis de la minorité. A cet égard, il semblerait simplement qu'on s'est servi du progrès scientifique et technique pour accomplir ce dont toutes les époques avaient rêvé sans pouvoir y parvenir. "

Hannah Arendt fait référence ici à une tradition, qu'on peut faire remonter à l'Antiquité grecque, dans laquelle le travail est dévalorisé et considéré simplement comme le genre d'activité propre aux esclaves. Il s'agit pour elle, non de restituer la conception grecque, mais de prendre appui sur cette tradition pour la faire jouer comme un outil critique de la condition de l'homme moderne. On trouve, en effet, des tentatives d'explication de cette conception du travail chez les grands auteurs de la philosophie grecque classique. Ainsi, dans un passage très embarrassé des Politiques, Aristote cherche à penser le problème de l'esclavage, se demandant si cette institution n'est pas contraire à la justice. Or l'argument central d'Aristote, ou, du moins, celui qui n'est jamais réfuté et reste le seul solide, est l'argument selon lequel on ne sait pas comment faire pour se passer de cette institution, indispensable à la vie de l'ensemble de la cité. Aristote évoque l'hypothèse que "les ingénieurs n'auraient pas besoin d'exécutants, ni les maîtres d'esclaves " si " les navettes tissaient d'elles-mêmes et les plectres jouaient tout seuls de la cithare." Mais cette idée, dans laquelle Marx voit une des manifestations du génie aristotélicien, lui paraît extravagante ; l'esclavage est donc reconduit comme une nécessité éternelle. Les hommes libres doivent savoir user judicieusement des esclaves s'ils veulent conserver leur temps libre, leur loisir au sens noble (la skolé), pour la philosophie et la vie publique. Si travailler, c'est vivre la condition de l'esclave, la liberté n'est donc possible que lorsqu'on mène une vie libérée de la contrainte du travail : cette idée ancienne viendra jusqu'à nos jours, portées par les anciennes classes dominantes (le travail est l'activité ignoble par excellence). On retrouve aussi cette idée chez Nietzsche et chez d'autres auteurs nostalgiques du passé grec et elle y est utilisée comme critique d'un monde moderne soumis à la rationalité technicienne. Pour cette raison même, la critique du travail comme étant, par essence, esclavage pourra se retrouver dans les mouvements anticapitalistes, par exemple, dans certains courants du socialisme utopique. Ainsi chez Fourier. Pour ces derniers courants - et Marx y puise en partie son inspiration - l'avantage de la technique et du développement de l'industrie moderne tient à ce qu'ils permettent d'envisager comme une possibilité réelle la construction d'une organisation sociale libérée du travail, d'une société dans laquelle, à la différence de la cité antique, la skolé, loin d'être le privilège d'une minorité pourrait être envisagée comme la skolé pour tous.

Mais la critique du travail opérée par Hannah Arendt ne s'inscrit pas dans cette filiation. Elle réfute l'optimisme qui voit dans l'automatisation moderne le moyen technique de la réalisation du grandiose projet de la skolé pour tous. En effet : " L'époque moderne s'accompagne de la glorification théorique du travail et elle arrive en fait à transformer la société tout entière en une société de travailleurs. Le souhait se réalise donc, comme dans les contes de fées, au moment où il ne peut que mystifier. C'est une société de travailleurs que l'on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. Dans cette société qui est égalitaire, car c'est ainsi que le travail fait vivre ensemble les hommes, il ne reste plus de classe, plus d'aristocratie politique ou spirituelle, qui puisse provoquer une restauration des autres facultés de l'homme. Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et, parmi les intellectuels, il ne reste plus que 19419b12t quelques solitaires pour considérer ce qu'ils font comme des ouvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c'est la perspective d'une société de travailleurs sans travail, c'est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. "

Bien avant que l'expression soit à la mode, Hannah Arendt peut apparaître, ici, comme la véritable théoricienne de "l'horreur économique". Elle perçoit, avec un sens très aigu de la réalité historique, que le développement sans fin de la base productive du mode de production capitaliste, loin de mener au bonheur et à la satisfaction des besoins dans une société de loisirs et de consommation, ouvrira au contraire la voie à une crise qui ne sera pas seulement une crise économique classique mais une véritable crise de la vie humaine elle-même. Cette perception historique se fonde sur une conception originale du travail, ou, plus exactement sur la tentative de redonner vie et force à une conception que H. Arendt tire la philosophie antique, de Platon et Aristote à saint Augustin.

Il faut donc commencer par la critique sans concession de la conception moderne qui subsume sous le travail à peu près toutes les sortes d'activités, tous les genres de la vie active, qu'il s'agisse du travail agricole, de l'ouvrage des artisans, de la vie politique ou de l'activité intellectuelle pure. H. Arendt ne se contente pas de tailler dans cette confusion et de reconstruire des séparations conceptuelles entre les divers genres de vie. Elle articule ces séparations conceptuelles sur un système de trois partitions, ou de trois dichotomies, hiérarchiquement ordonnées. Mais ce qui constitue le noud où s'articulent ces dichotomies, le point central qui donne son sens à tous les autres développements, c'est la tentative de faire table rase de toute la philosophie moderne du travail, dont Hannah Arendt postule qu'elle est commune aux économistes classiques anglais et à Marx. Mais comme cette conception moderne du travail est articulée à la conception de la science qui domine à partir de Galilée, Descartes et Newton, c'est bien la remise en cause des " sciences européennes " qui se profile. Évidemment, dans tout cela on trouvera de nombreux thèmes dont la filiation avec la pensée de Heidegger n'est pas douteuse. Mais c'est là une généralité trop vague pour être utile et pour caractériser ce qu'accomplit véritablement Hannah Arendt. Du reste, si on peut dire que Heidegger vise trop large quand il parle de la technique et du travail et, finalement, manque son but, Hannah Arendt, au contraire, tente d'éviter ces généralités sans contenu pour s'attaquer de front à notre condition, dans ce qu'elle a de tout à fait spécifique à notre époque.

L'action

Cette confusion entre les divers genres d'activité a des origines philosophiques lointaines : la tradition platonicienne ou chrétienne, en donnant l'importance décisive à l'opposition de la vie active et de la vie contemplative a tendu, par contrecoup, à effacer la différence entre les divers genres d'activités de la vie active, puisque, en dépit de leurs différences, ces divers genres de vie appartenaient à une sphère inférieure, renvoyaient aux parties de l'âme les moins nobles. De même, la traduction de la définition de l'homme selon Aristote comme " zoon politikon " par " animal social " et non " animal politique " efface toutes les frontières entre les diverses formes de la " vie sociale " en général et dissout la spécificité de la cité dans toutes les autres formes d'association : il n'y aurait plus de distinction de nature entre la cité, comme entité proprement politique, et n'importe quelle sorte d'association créée pour des buts particuliers. Ces confusions sont menées à leur point culminant dans la conception moderne qui fait du travail la valeur suprême, à quoi se ramènent toutes les activités sociales, pour autant qu'elles aient une valeur ; ainsi la conception moderne, par exemple, valorise l'action de l'homme politique en l'assimilant à un travail, et non parce qu'il serait en soi noble de s'occuper des affaires de la cité.

Schématiquement, H. Arendt distingue, au sein de la vie active, une première division essentielle entre les activités qui concernent le domaine public et celles qui ont trait à la vie privée ; elle rappelle que ce domaine privé, pour les Anciens, loin d'être comme pour nous celui de la réalisation du bonheur individuel, était essentiellement celui du besoin, de la nécessité imposée pour reproduire les conditions de la vie humaine. Le domaine public, au contraire, est celui de l'action, celui dans lequel l'individu libre peut se consacrer aux affaires publiques, celui des rapports entre égaux, celui dans lequel seulement il est possible de parler du bonheur , celui enfin dans lequel chaque homme peut entrer dans la mémoire de la communauté et gagner ainsi sa part d'immortalité. Il est donc clair que mener une vie uniquement privée, c'est, dans ce contexte, mener une vie privée de l'essentiel, car l'essentiel, pour une vie humaine, réside dans cette vie publique, dans cette vie où les hommes entrent en rapport les uns avec les autres par la médiation du langage et non par la médiation des choses. En effet, et je crois que, sur ce point, les analyses de Hannah Arendt restent tout à fait pertinentes, l'action publique ne peut pas, en droit, être assimilée à un travail. Cette assimilation dans le monde moderne en dit long sur nos représentations de la vie et renvoie à une conception de la vie sociale qui tend à exclure le politique en tant que tel. L'action, au sens de H. Arendt, est ce qu'on pourrait appeler un " agir communicationnel ". Or la caractériser comme travail, c'est l'assimiler à l'activité qui porte sur les choses et c'est donc transformer la vie politique en une technique, un savoir-faire, reposant éventuellement sur une science, dont l'objet est une société réifiée, transformée en chose. On connaît la formule de Saint-Simon, reprise par Marx, " passer du gouvernement des hommes à l'administration des choses ", ce qui est la formule même de la technocratie.

L'analyse de Hannah Arendt présente une faiblesse qui tient à son idéalisme ; les évolutions de la réalité sociale, l'assimilation de l'action au travail, l'abolition des séparations traditionnelles entre les divers modes d'activité, sont expliquées, d'une part, par des références vagues au " monde moderne " en général et, d'autre part, par les confusions de ses théoriciens, les économistes classiques anglais ou Marx. Or, la destruction des structures traditionnelles de l'activité n'est pas le propre du monde moderne en général, car le " monde moderne ", ça ne veut rien dire de précis ou, plus exactement, ça englobe trop de choses, Galilée, Molière, la Compagnie des Indes orientales, l'Encyclopédie, la démocratie, le " totalitarisme ", la physique quantique et des tas d'autres choses encore. S'il y a destruction des structures traditionnelles de l'activité, c'est la conséquence du développement du mode de production capitaliste et c'est Marx qui, le premier, en a donné une analyse historique précise.

Considérons d'abord le rapport entre la vie active et la vie contemplative. La science était pour les Anciens essentiellement théoria, c'est-à-dire contemplation ; elle tenait sa valeur de ce qu'elle était séparée de toutes les nécessités de la vie pratique ; cet idéal grec s'est maintenu assez longtemps et il y a encore quelques savants qui osent s'affirmer partisans de la science désintéressée. Le mode de production capitaliste se caractérise, au contraire, par l'intégration de la science aux besoins de la production. La rupture de la science et la philosophie est rendue nécessaire pour orienter la science exclusivement vers les besoins pratiques, directement opératoires. Dans la conception ancienne, sage, savant et philosophe représentaient trois dénominations pour un seul et même personnage. Dans le monde moderne, le savant doit être un ingénieur. La science est soumise aux principes de la division du travail et le savant doit produire des résultats qui peuvent être incorporés au fonctionnement de la production. De la même façon, si on reprend la définition que Tony Andréani donne du politique, comme " espace où s'effectue en dernier ressort la reproduction/transformation du système social " , l'action politique se trouve ainsi structurellement intégrée au fonctionnement d'ensemble du mode de production capitaliste. Pour un capitaliste, l'homme politique n'est pas un homme libre qui, par son action, assure son immortalité dans la mémoire des hommes ; c'est quelqu'un qui doit remplir des fonctions techniques, en assurant le maintien de l'ordre, en facilitant les échanges et en participant ainsi à la diminution des faux frais de la production. Les hommes politiques eux-mêmes ont si bien intégré cette conception que les organisations politiques sont de plus en plus souvent présentées comme des entreprises qui assurent des productions et des services et qui, sur le plan comptable comme sur celui de l'évaluation des actions publiques, doivent être soumise aux mêmes normes que l'entreprise.

Quand Hannah Arendt écrit que la fin du travail pour une société de travailleurs est la pire des choses qu'on puisse imaginer parce que nous ne savons plus rien des activités plus hautes et plus élevées pour lesquelles il vaudrait la peine de se dispenser de travail, c'est bien cette situation qu'elle vise. Mais cette appréciation pessimiste est fort contestable : la plupart des individus savent bien qu'il existe des activités plus élevées que celles que dictent les contraintes de la reproduction des conditions de la vie ; l'expansion de la vie associative, par exemple, aussi varié et aussi confus que cela puisse apparaître, exprime bien cette recherche d'espaces où peut se déployer la véritable liberté qui suppose une activité désintéressée. Hannah Arendt était une admiratrice de la révolution des conseils ouvriers hongrois de 1956, et le " conseillisme " de Rosa Luxemburg a toujours eu une influence souterraine sur sa conception de la démocratie : elle pouvait donc parfaitement apprécier combien était puissante, dans les masses populaires, cette aspiration à retrouver le vieux sens de l'action, comme action politique libre. Le mouvement ouvrier est né tout simplement de cette constatation que la vie humaine vraiment digne d'être vécue ne pouvait se réduire à la simple reproduction des conditions de la vie. Les grèves débutent toujours pour des motifs immédiats d'ordre matériel, mais elles comportent une dimension morale et politique qui va bien au-delà de ces motifs immédiats : on ne se fait pas trouer la peau pour quelques centimes d'augmentation.

Hannah Arendt présente ainsi comme un mouvement général inéluctable, déterminé par des causes métaphysiques mystérieuses - un changement de notre rapport au monde - ce qui est l'enjeu d'un combat, de l'affrontement entre deux tendances contradictoires. Le mode de production capitaliste tend à soumettre à sa loi toutes les sphères de la vie sociale, y compris celles où les individus croient agir librement ; mais loin d'être une fatalité, cette situation est précisément l'enjeu central, le plus fondamental, de tous les mouvements sociaux ou de tous les mouvements qu'on pourrait appeler du terme général de " mouvements antisystémiques ". L'histoire du mouvement ouvrier est d'une part l'histoire d'une longue lutte pour limiter l'emprise du " travail dicté par la nécessité et les fins extérieures " (Marx) sur la vie individuelle des prolétaires. Mais elle est en même temps l'histoire de la construction par les ouvriers de leur propre espace public, de leur autonomie au sein même de la société capitaliste. On remarquera aussi que c'est précisément cette question de l'autonomie de l'espace politique qui a constitué la première ligne de démarcation entre le " parti Marx " et les proudhoniens ; ces derniers s'opposent à Marx en affirmant que l'action politique n'est qu'une pure duperie et que la modification des conditions économiques, à l'intérieur même de la sphère économique, constitue l'alpha et de l'oméga de la lutte des classes.

A ces remarques près, je veux bien reprendre la distinction de Arendt entre la sphère de l'action et la sphère de la production des conditions de la vie. Un peu plus loin, j'essaierai de montrer que cette distinction est compatible avec la manière dont Marx voit l'avenir du travail dans ses derniers textes.

Travailler et ouvrer

La distinction introduite par Arendt entre l'action, activité propre au domaine public, et la production des conditions de la vie elle-même, qui ressortit au domaine privé, se redouble d'une division à l'intérieur du domaine privé lui-même. Alors que nous avons tendance aujourd'hui à subsumer sous le concept de travail toutes les activités qui ont trait aux besoins humains, à la production et à la reproduction des conditions de la vie, H. Arendt souligne qu'il y a là une division fondamentale, tellement fondamentale qu'elle est inscrite dans la trame même de nos langues. En effet, les langues indo-européennes distinguent toutes ces deux genres d'activité, les couples labor/opus en latin, ponia/ergon en grec, arbeiten/werken en allemand, labour/work en anglais attestent de l'importance et de l'ancienneté de la division entre travailler et ouvrer.

Le travail est l'activité qui correspond au processus biologique le plus fondamental ; c'est, au sens le plus immédiat, ce que Marx appelle, de son côté, la reproduction de la vie. " La condition humaine du travail, c'est la vie elle-même " écrit H. Arendt. Mais c'est précisément pour cette raison que le travail ne peut en aucun cas représenter la valeur humaine la plus importante. Le travail n'est pas encore ce qui est spécifiquement humain ou plus exactement il correspond à la naturalité de l'homme, qui est pour H. Arendt la non-humanité de l'homme. Ce qui caractérise le travail, c'est qu'il est une activité cyclique, une activité qui ne connaît jamais de fin, une activité épuisante, toujours à recommencer, parce que le besoin biologique revient de manière cyclique et parce qu'en permanence la nature menace d'envahir et de submerger le monde humain.

Hannah Arendt présente son analyse du travail comme une critique des thèses de Marx, bien qu'elle refuse de joindre sa voie aux " antimarxistes professionnels ". La critique de Marx porte d'abord sur son refus de la distinction essentielle entre travail et ouvre, cette distinction qu'on peut trouver chez Aristote opposant l'artisan, celui qui ouvre avec le savoir-faire de ses mains et ceux qui " tels les esclaves et les animaux domestiques pourvoient avec leur corps aux besoins de la vie ", ou chez Locke quand il sépare " le travail de nos corps " et " l'oeuvre de nos mains ". H. Arendt affirme que les Anciens ne méprisaient pas le travail parce qu'il était effectué par les esclaves. C'est plutôt à l'inverse qu'il faut comprendre les choses : c'est parce que travail était considéré comme quelque chose de méprisable que l'esclavage a été institué. Il fut en effet d'abord " une tentative pour éliminer des conditions de la vie le travail " . Du même coup, l'incompréhension de la théorie de la nature non humaine de l'esclave (animal laborans) telle qu'on la trouve chez Aristote, peut s'éclairer. Aristote ne niait pas que l'esclave fût capable d'être humain. " Il refusait de donner le nom d'hommes aux membres de l'espèce humaine qui étaient soumis à la nécessité ". H. Arendt, évidemment, ne reprend pas directement les thèses d'Aristote à son compte, mais, par l'importance qu'elle accorde à ces réflexions, elle indique clairement que le travail est considéré fondamentalement comme un esclavage ; non pas le travail salarié, le travail de l'esclave ou le travail du serf, non pas donc le travail dans tel ou tel mode de production, mais le travail général, le travail dans son essence en tant que composante fondamentale de la condition humaine. Si le travail est vital, il s'agit, note encore H. Arendt, de la vie au sens biologique, de la vie en tant qu'elle distingue les êtres vivants des choses inertes, bref de ce que les Grecs appelaient zoé ; mais la vie humaine (bios), cet espace de temps tissé des événements qui s'intercalent entre la naissance et la mort, de ces événements qui peuvent être racontés, unis dans un récit, la vie, donc, en ce deuxième sens, proprement humain, la vie en ce deuxième sens ne s'exprime pas dans le travail.

L'ouvre, pour Hannah Arendt, est exactement l'antagoniste du travail. Elle est l'humanité de l'homme comme homo faber, ce par quoi le monde dans lequel l'homme vit est un monde humain, un monde où la marque de l'homme est repérable, y compris dans ce qui peut être pris comme nature. " L'oeuvre fournit un monde artificiel d'objets. [...] La condition humaine de l'oeuvre est l'appartenance-au-monde. " L'opposition du travail et de l'ouvre, c'est, au fond, l'opposition entre le travail du chasseur et de l'agriculteur et celui de l'artisan, entre celui qui, bien que sous une forme modifiée, est encore soumis au processus biologique, semblable en cela encore aux animaux, et l'homme dont l'activité est " artifice " et, donc, la marque propre de l'humanité.

A la différence du travail cyclique, l'ouvre est un processus qui a un terme. Elle suppose un projet, lequel s'achève dans un objet qui possède une certaine durée, un objet qui possède sa propre existence, indépendante de l'acte qui l'a produite. Le produit de l'ouvre s'ajoute au monde des artifices humains. " Avoir un commencement précis, une fin précise et prévisible, voilà qui caractérise la fabrication qui, par ce seul signe, se distingue de toutes les autres activités humaines. " Il ne s'agit pas ici d'une remarque faite en passant ; cette caractéristique de l'oeuvre est de la plus haute importance. En effet,

(1) Elle définit l'ouvre comme l'objectivité de la vie humaine qui s'oppose à ce que H. Arendt appelle la subjectivisation de la science moderne qui ne fait que refléter la subjectivisation plus radicale encore du monde moderne. "

(2) Elle est ce qui fait de l'ouvre l'indispensable moyen de la sécurité de la vie humaine : l'ouvre est ce qui constitue le monde artificiel indispensable pour accueillir la fragilité de la vie humaine.

Or " cette grande sécurité de l'ouvre se reflète dans le fait que le processus de fabrication, à la différence de l'action, n'est pas irréversible : tout ce qui est produit par l'homme peut être détruit par l'homme, et aucun objet d'usage n'est si absolument nécessaire au processus vital que son auteur ne puisse lui survivre ou en supporter la destruction. L'homo faber est bien seigneur et maître, non seulement parce qu'il est ou s'est fait maître de la nature, mais surtout parce qu'il est maître de soi et de ses actes. [...] Seul avec son image du futur produit, l'homo faber est libre de produire, et, de même, confronté seul à l'ouvre de ses mains, il est libre de détruire. " C'est là, assurément, un passage étonnant. Si l'action, la praxis, constitue le genre de vie le plus conforme à l'homme en tant qui cherche l'immortalité et veut agir conformément à sa nature , à son tour l'ouvre présente, par certains côtés, une véritable supériorité puisque, premièrement, elle est vraiment la condition la plus essentielle non pas tant de la vie que de ce qui fait que la vie humaine est humaine ; et, deuxièmement, l'ouvre exprime la liberté humaine.

Cependant, remarque encore H. Arendt, si les penseurs de l'Antiquité établissent la différence entre travail et ouvre, ils la négligent en pratique, parce qu'ils sont dominés par l'opposition entre le domaine public et le domaine privé. L'époque moderne en renversant la hiérarchie ancienne ne peut pas plus distinguer homo faber et animal laborans. Ainsi, H. Arendt définit-elle une problématique originale, non point tant parce qu'elle vise à rendre son importance à une distinction pensée et oubliée des Anciens et déniée des Modernes, que parce qu'elle retravaille cette distinction pour son propre compte en lui faisant subir des inflexions décisives qui la rendront apte à donner une grille d'interprétation de la condition de l'homme moderne.

La distinction entre travail et ouvre a évidemment un caractère stratégique dans l'analyse de H. Arendt : cette analyse établit la véritable hiérarchie des genres d'activités au sein de la production des réquisits de la vie humaine, et, ipso facto, c'est en fonction de ce système de valeurs que sont évaluées les conditions modernes de la production. Or, pour H. Arendt, ce qui caractérise la manière moderne de fabriquer les objets qui constituent notre monde artificiel, c'est précisément qu'elle s'accomplit sur le mode du travail. Le procès de production dans la société industrielle (capitaliste) moderne produit effectivement des objets et peut donc ainsi être rabattu sur la catégorie de la fabrication ou de l'ouvre. Mais dans ce procès, l'individu agissant travaille, au sens que H. Arendt donne à ce mot : c'est pour lui une activité qui n'a ni début ni fin assignable parce que le travailleur ne peut jamais se rapporter au produit de son activité comme à son ouvre. En effet, l'activité de l'ouvrier moderne présente les caractères suivants :

l'ouvrier produit des objets dont il ignore la forme ultime - s'il la connaît, c'est de manière contingente, cette connaissance n'est pas nécessaire à l'accomplissement de sa tâche.

les outils ne sont plus que des instruments de mécanisation du travail et H. Arendt souligne la différence essentielle qui s'installe progressivement entre outil et machine (l'outil prolonge la main qui le guide, alors que la machine utilise la main comme un moyen).

il est impossible de distinguer clairement les moyens et les fins, alors que pour l'homo faber cette distinction est indiscutable.

l'automatisation ne fait que pousser à leur terme toutes ces tendances. Dans ce mode de production, " la distinction entre l'opération et le produit, de même que la primauté du produit sur l'opération (qui n'est qu'un moyen en vue d'une fin) n'ont plus de sens. "

Ainsi, dans le monde moderne, la différence, essentielle, entre travail et ouvre tend à disparaître, l'ouvre étant résorbée dans le travail, constatation que Marx fait à sa manière à la suite des économistes anglais : le mode de production capitaliste s'instaure sur la base de la destruction de l'artisanat et de l'organisation sociale dont l'ouvre était le but. La transformation de l'ouvre en travail exprime ainsi, selon H. Arendt, la pénétration des forces naturelles dans le monde des artifices humains et cette pénétration " a brisé la finalité du monde. " L'automatisation transforme en effet la fabrication en un processus naturel, si on appelle naturel ce qui est spontané, ce qui se fait sans l'intervention de l'homme. Ainsi, la discussion sur le machinisme se serait égarée, en cherchant à distinguer les bons services et les mauvais effets des machines. " Il ne s'agit donc pas tellement de savoir si nous sommes les esclaves ou les maîtres de nos machines, mais si nos machines servent encore le monde et ses objets ou si au contraire avec le mouvement automatique de leurs processus elles n'ont pas commencé à dominer, voire à détruire le monde et ses objets. "

La condition de l'homme moderne est ainsi marquée par la destruction potentielle de l'ouvre, c'est-à-dire de l'objectivité, au profit d'un processus naturel qui finit par expulser l'homme lui-même. Autrement dit, la grande erreur de la philosophie du travail des Modernes a été de nier la spécificité de l'ouvre et de présenter le triomphe du travail sur l'ancien monde de la production artisanal à la fois comme le développement normal de la fabrication et comme un progrès ouvrant la voie à une maîtrise accrue de l'homme sur la nature. C'est pourquoi H. Arendt affirme qu'il y a un socle commun aux classiques (Smith par exemple) et à Marx, par exemple dans leur conception de la fertilité du travail et dans leur commun mépris du travail improductif. Il serait nécessaire de montrer en quoi cette position repose sur une interprétation biaisée et des classiques et de Marx, interprétation abusive nécessaire, pour H. Arendt si elle veut conserver la cohérence de son schéma explicatif. Ainsi, l'exemple du travail improductif a été assez mal choisi, d'abord parce que la question de la distinction du travail productif et du travail improductif reste chez Marx une source de grandes difficultés. Ensuite parce que Marx ne reprend pas purement et simplement la distinction de Smith ; il montre comment cette distinction fonctionne à l'intérieur du mode de production capitaliste mais ne fait pas de cette forme particulière une forme générale, anhistorique de la distinction entre travail productif et travail improductif. Dans un passage qui doit être pris cum grano salis, Marx dit clairement : "Le concept de travail productif (partant, de son contraire, le travail improductif) repose sur le fait que la production capital est production de plus-value, et que le travail qu'elle emploie est du travail producteur de plus-value." Marx continue par une digression comique sur le criminel producteur de crimes et de droit criminel, passage qui est là avant tout pour montrer l'imbécillité des préjugés et des prêchi-prêcha des économistes apologétiques. Parler comme H. Arendt de mépris de Marx pour le travail improductif, mépris qu'il aurait en commun avec A. Smith, c'est encore une fois se tromper du tout au tout sur la lecture de Marx.

On pourrait également montrer que, sur de nombreux points, il n'y a pas, entre les analyses de Marx et celles de Hannah Arendt, le fossé qu'elle tend à creuser. Ce qui pose problème chez H. Arendt, c'est la transformation de l'opposition entre travail et ouvre en une opposition absolue à laquelle elle donne un caractère métaphysique, puisqu'il s'agit de l'opposition de la nature et du monde de l'homme et qu'elle fait de la domination moderne du travail une destruction du monde de l'homme et une remise en cause de son appartenance au monde. Par conséquent, cette opposition absolue ferme toutes les issues. D'un côté, la soumission de la fabrication à l'automatisation prépare la catastrophe d'un monde de travailleurs sans travail. D'un autre côté, tout espoir d'échapper à cette catastrophe doit être abandonné puisque l'idée marxienne de l'émancipation du prolétariat repose sur une erreur radicale concernant l'essence du travail. Comme, par ailleurs, il est impossible de retourner en arrière, de revenir à l'antique séparation des genres de vie, la seule issue est dans une tentative purement intellectuelle de restaurer une échelle de valeurs plus conforme à la dignité de l'esprit humain.

Ainsi, en dépit de la fécondité de beaucoup de ses analyses, Hannah Arendt est conduite dans une impasse théorique et pratique, dont les auteurs récents, spécialistes en matière de "fin du travail", ne sont pas sortis. Or, cette impasse découle de deux erreurs centrales :

(1) l'opposition entre travail et ouvre est pensée comme opposition absolue alors qu'elle n'a qu'un caractère relatif ; elle peut être éclairante, à condition de n'en point faire le schéma explicatif unique.

(2) il est impossible de comprendre sérieusement la condition de l'homme moderne au travail en faisant abstraction des rapports sociaux déterminés dans lesquels elle se situe.

Considérons d'abord le premier point. La réduction du travail au cycle vital, ou encore la réduction de l'homme à l'animal laborans, n'est pas le fait de Smith ni de Marx. C'est d'abord le fait de Hannah Arendt qui se refuse à analyser la différence essentielle entre les activités par lesquelles l'animal assure sa survie et sa reproduction et la manière dont l'homme produit les conditions de sa vie et produit ainsi, " indirectement " dit Marx, sa vie elle-même. Ce qui caractérise le travail humain, au sens courant du terme (et non au sens restreint que lui donne H. Arendt), c'est qu'il est production. Ce terme, si on suit Marx, est précisément l'unité de deux aspects contradictoires. " Le travail est de prime abord un acte qui se passe entre l'homme et la nature. L'homme y joue lui-même vis-à-vis de la nature le rôle d'une puissance naturelle. Les forces dont le corps est doué, bras et jambes, tête et mains, il les met en mouvement, afin de s'assimiler les matières en leur donnant une forme utile à sa vie. " Marx définit donc bien ici le travail comme condition naturelle de l'homme à la manière de Arendt. Mais il ajoute qu'il ne faut pas s'en tenir à cette forme purement instinctive. En effet, " Une araignée fait des opérations qui ressemblent à celle du tisserand, et l'abeille confond par la structure de ses cellules de cire l'habileté de plus d'un architecte. Mais ce qui distingue dès l'abord le plus mauvais architecte de l'abeille la plus experte, c'est qu'il a construit la cellule dans sa tête avant de la construire dans la ruche. Le résultat auquel le travail aboutit préexiste idéalement dans l'imagination du travailleur. Ce n'est pas qu'il opère seulement un changement de forme dans les matières naturelles ; il y réalise du même coup son propre but dont il a conscience, qui détermine comme loi son mode d'action, et auquel il doit subordonner sa volonté. " Ce passage est très connu, mais il pourrait être appuyé par des dizaines d'autres du même genre. Marx y définit le travail dans ce qu'il a de spécifiquement humain comme fabrication et la polémique que mène Arendt contre Marx est ainsi, pour une large part, dénuée de fondement.

Produire ses conditions de vie pour l'homme, c'est donc à la fois travailler et fabriquer au sens de Hannah Arendt. C'est à la fois pourvoir avec son corps aux besoins de la vie et oeuvrer avec ses mains. Si, d'ailleurs, on s'échappe des considérations métaphysiques générales, on peut facilement voir que toute activité fabricatrice comporte une large part de travail, de pure peine, d'incessante lutte contre l'envahissement du procès de production par les forces naturelles. Inversement, il n'y a pas de travail pur, au sens de Hannah Arendt, sauf quand l'homme est réduit en esclavage dans le but de servir de moteur, de simple source d'énergie, comme aux galères ou quand les esclaves étaient utilisés pour actionner les machines archaïques. Il est d'ailleurs très curieux que H. Arendt ne s'aperçoive même pas que la séparation stricte entre travailler et ouvrer correspond en réalité à une séparation sociale propre à tous les systèmes esclavagistes antiques et que c'est précisément la généralisation du travail " libre " qui tend à abolir cette distinction. Ou plutôt, si H. Arendt perçoit l'existence d'un lien entre l'esclavage et le mépris dans lequel les Grecs tenaient le travail, c'est un lien compris sur un mode entièrement idéaliste : l'institution de l'esclavage découlerait du mépris grec à l'égard du travail...

Il y a aussi, semble-t-il, dans l'analyse de H. Arendt, une méconnaissance de la réalité de la production moderne, méconnaissance compréhensible car l'époque où elle écrit La condition de l'homme moderne est celle de l'apogée du taylorisme et du " travail en miettes ". Cette méconnaissance repose aussi sur une des faiblesses majeures de la tentative de Hannah Arendt, à savoir la tentative d'écrire quelque chose de pertinent sur le travail comme condition de l'homme moderne sans s'appuyer sur des études empiriques. Ainsi, elle ne saisit pas l'essence du machinisme dans lequel elle ne voit qu'un accélérateur du travail, alors que le travailleur change de position à l'égard du procès de travail . Elle se contente de constater d'ailleurs que les robots ménagers travaillent moins bien qu'une bonne, ce qui est un point de vue assez étroit pour juger de l'évolution technique de notre siècle. Mais, de manière significative, elle manque totalement ce qui se passe dans l'agriculture. Elle y verrait pourtant comment le travail soumis au rythme biologique fait place à une activité de type industriel, dans laquelle la peine du paysan est remplacée par l'habileté et la connaissance du pilotage scientifique et technique du fermier moderne. Loin de se soumettre au processus biologique, le fermier moderne est un véritable fabricant, un fabricant de produits qui pour certains seront consommés rapidement, mais pour d'autres seront aussi des produits durables (par exemple dans les productions destinées à l'industrie ). De plus, et de tous temps cela a été vrai, le travail agricole, bien qu'il vise directement les besoins biologiques humains, construit indirectement le monde humain qui ne se compose pas que de choses produites par les artisans, mais comprend aussi des paysages, des routes, des chemins, etc. qui rendent la campagne tout simplement habitable et dont que la nature que nous connaissons le plus souvent est une nature humanisée. Tout cela, Hannah Arendt le reconnaît parfois. Ainsi elle admet que " le travail apporte aussi à la nature quelque chose de l'homme " mais c'est pour ajouter que les choses produites par le travail " ne perdent jamais complètement leur naturalité complètement leur naturalité : le grain ne disparaît pas dans le pain comme l'arbre dans la table. " Ces remarques sont tout à fait arbitraires et ne visent qu'à maintenir une thèse qui prend eau de toutes parts. On peut facilement rétorquer à Hannah Arendt que la trace du grain de blé dans un biscuit a totalement disparu alors que la trace de l'arbre, de ses veinures et de ses noeuds est toujours bien visible dans le meuble en bois brut et que les pierres dont sont faites les maisons gardent toujours leurs propriétés naturelles. Mais cette discussion sans fin serait dépourvue de sens si elle ne révélait chez Hannah Arendt la persistance d'un préjugé vitaliste qu'elle reprend, sans jamais s'interroger à son sujet, dans l'ontologie aristotélicienne. Ce qui est naturel, pour Hannah Arendt, c'est ce qui appartient " au monde de la génération et de la corruption ", ce qui croit, vit et meurt, ce qui est proprement de l'ordre de la physis au sens grec, à quoi s'oppose la matière brute inanimée, qui doit être informée par la main de l'homme.

Sans quitter le domaine de l'industrie, il faut aussi remarquer, avec H. Arendt, que les robots et les machines automatiques, bien qu'ils servent le travail, sont cependant des produits de l'ouvre. Mais cette remarque est incohérente avec le reste de l'argumentation de Arendt, puisque les robots sont également produits de manière industrielle par les dispositifs automatisés. En outre, l'automatisation et le développement des robots contiennent, en puissance - même si ce n'est pas ce qui se passe effectivement, en raison des rapports sociaux qui séparent le producteur des moyens de production - une véritable révolution qui peut réduire massivement le travail au sens de Arendt pour faire place à nouveau à l'ouvre. La machine automatique moderne, et non les automatismes frustres qui marquent la grande industrie tayloriste, élimine la pure dépense de peine sans commencement ni fin pour dégager la place à l'activité de planification et de pilotage ou de commande, c'est-à-dire à l'activité orientée en vue d'une fin consciente. Qu'il s'agisse d'une activité ne demandant plus une habileté manuelle précise mais une connaissance technique élevée ne change rien à cette évolution, bien au contraire.

En ce qui concerne le second point, il est parfaitement clair que, pour partie, les raisons que Hannah Arendt avance à l'appui de sa thèse concernent non pas le machinisme et l'automatisation en général mais le machinisme et l'automatisation dans le mode de production capitaliste. Ainsi la confusion des fins et des moyens dans le processus de production n'existe que pour l'ouvrier transformé en serviteur de la machine ; l'entrepreneur capitaliste, au contraire, sait très bien que le processus de production a pour fin la production d'objets qu'il faudra vendre. Évidemment, ces objets sont à leur tour, pour le capitaliste, des marchandises et ils ne sont donc que des moyens d'accumuler du capital en réalisant la plus-value, mais, dès qu'on est entré dans la production marchande, il en va déjà ainsi. Car, à moins de sombrer dans un mystique obscurantiste du travail manuel, le fait de passer des outils anciens du forgeron aux machines à usiner automatiques, par exemple les machines-outils à commande numérique, n'est pas une transformation de la situation ontologique. La véritable transformation est d'ordre social : elle est celle qui a transformé le travailleur indépendant possesseur de ses moyens de production et donc maître de l'ensemble du processus de fabrication en un prolétaire moderne contraint de se vendre pour vivre. Ce n'est pas la machine qui empêche l'ouvrier de maîtriser l'ensemble du processus de fabrication, ce sont les rapports sociaux de production. Bien sûr, les moyens techniques du travail ne sont pas indifférents, et ce n'est pas par hasard si Marx répète que le machinisme est la forme adéquate du capital fixe. Mais l'étude des développements à l'intérieur du mode de production capitaliste ne doit pas conduire à escamoter ce premier changement décisif qu'a été l'expropriation du travailleur individuel au profit du capitaliste.

Une société de consommation ?

L'élimination de toute référence aux structures sociales conduit H. Arendt à passer de la critique du travail à la critique de la société de consommation. Si le monde moderne a réduit l'homme d'action et l'homme de métier au travailleur, l'animal laborans, c'est la destruction même du monde qui se profile à l'horizon, à travers le développement d'une société de consommation. Pour H. Arendt, en effet, " les loisirs de l'animal laborans ne sont consacrés qu'à la consommation, et, plus on lui laisse de temps, plus ses appétits deviennent exigeants, insatiables. " C'est pourquoi existe " la menace qu'éventuellement aucun objet du monde ne sera à l'abri de la consommation, de l'anéantissement par la consommation. " D'où provient cette menace ? La réponse de Arendt est d'une clarté terrifiante : " La désagréable vérité, c'est que la victoire que le monde moderne a remportée sur la nécessité est due à l'émancipation du travail, c'est-à-dire au fait que l'animal laborans a eu le droit d'occuper le domaine public ". Le caractère réactionnaire de ces propos saute aux yeux. Bien sûr, la société moderne n'est pas une société de consommation, elle reste une société dans laquelle la production tend toujours à se développer pour une consommation solvable beaucoup trop étroite : le développement d'une nouvelle misère dans les pays capitalistes les plus riches apporte un démenti cinglant aux thèses de Arendt. Sans parler de la misère endémique qui frappe des centaines de millions de personnes dans les pays les moins développés.

Quand H. Arendt parle de l'émancipation du travail comme si c'était un fait accompli, la confusion atteint un niveau supplémentaire. Ce qu'elle appelle " émancipation du travail " , c'est le fait que les préoccupations économiques ont envahi le domaine public, autrement dit que le mode de production capitaliste a intégralement soumis à ses besoins la sphère du politique et encadré toute action dans les limites que fixent les besoins de la reproduction du capital. Mais, précisément, la domination des préoccupations économiques est la domination des préoccupations concernant la circulation, et non la domination des préoccupations concernant la production. La circulation, en effet, semble avoir conquis une indépendance à peu près complète, alors même que la production disparaît de l'horizon des économistes - par exemple dans le passage de l'économie politique classique aux théories marginalistes et aux diverses écoles néoclassiques. Autrement dit, H. Arendt parle d'émancipation du travail là où s'effectue en réalité un processus qui tend à effacer la question même de l'émancipation du travail.

Encore une fois, l'élimination de toute analyse des rapports sociaux conduit H. Arendt à transformer l'apparence immédiate en réalité métaphysique. La pensée de Hannah Arendt n'a sans doute pas grand chose à voir avec la critique réactionnaire du mode de production capitaliste et pourtant, par la logique même de son analyse du travail, elle les rejoint dans une apologie de l'artisanat ancien, la dénonciation de la vie moderne et de la consommation, presque prête à entonner la ritournelle connue sur le " matérialisme sordide des masses ". On devrait pourtant rappeler que la recherche du bien-être matériel et l'amélioration du confort de la vie quotidienne est reconnu comme une préoccupation légitime par toute la tradition philosophique, ancienne aussi bien que moderne, que seule est condamnée la passion de l'argent pour lui-même, ce que Aristote appelle " chrématistique ". En outre, le développement de la " civilisation matérielle " va de pair avec le développement de la culture : le livre de poche ou le disque sont sans doute des produits typiques de la " société de consommation " qui n'ont pas la durabilité du livre de jadis et qui " profanent " l'ouvre d'art, au sens où on la concevait autrefois, mais le premier à commencer cette entreprise de profanation fut Martin Luther qui utilisa l'imprimerie et la Bible en langue vulgaire pour propager la révolution dans la chrétienté.

Au total, l'ouvre de Hannah Arendt se révèle contradictoire. Il y a une volonté d'introduire des distinctions conceptuelles précises, de redonner vie à la tradition philosophique pour comprendre le monde moderne. Il y a aussi la défense vigoureuse du sens de la vie publique et de l'action, c'est-à-dire de ce rapport direct entre les hommes qui ne se réduit pas aux rapports de production et d'échanges ; mais ces vues pénétrantes, qui constituent le point de départ d'une critique virulente de la condition de l'homme dans le mode de production capitaliste se combinent avec une incompréhension de la réalité concrète, l'hypostase de quelques traits de la réalité, transformés en absolus métaphysiques, et le refus de relier ces constatations à une analyse sérieuse des relations sociales dissimulées sous ces apparences - refus justifié indirectement, dans la dernière partie de La condition de l'homme moderne, par la critique des sciences sociales.

Si le travail de H. Arendt est important, ce n'est pas seulement par sa valeur intrinsèque ; c'est aussi et surtout parce qu'il démontre de manière presque chimiquement pure comment la critique du travail en général, considéré de manière abstraite et indépendante des rapports sociaux conduit dans une impasse au bout de laquelle il ne reste plus qu'à s'emporter contre l'avidité des masses qui engloutissent tout et engloutissent le monde, et à prôner un retour à la frugalité antique, les savants et philosophes ayant déterminé eux-mêmes que nous avions trop de tout et que nos besoins doivent désormais être limités. Retour du refoulé de la morale chrétienne, entre autres, ces positions se retrouvent très souvent dans les utopies contemporaines, y compris les utopies écologistes. Et comme cette volonté de limiter a priori les besoins et la consommation contredit en son fonds la conception moderne de la liberté, face à l'utopie, le libéralisme apparaît comme le libérateur, le défenseur des conquêtes de la modernité.

©Denis Collin

Julia Kristeva

par Ariane Poulantzas

Linguiste, psychanalyste, romancière, ce professeur d'université s'est intéressé à la pensée de trois femmes d'exception qui ont marqué notre siècle.

A peine un soupçon d'accent chantant. Paradoxalement, c'est plutôt sa parfaite maîtrise du français qui nous rappelle qu'elle vient d'ailleurs; elle parle le français comme dans les livres. Dans sa bouche, les phrases ondulent avec douceur, sans jamais se chercher. D'ailleurs, tout ondule chez cette femme: les mots et les gestes, l'esprit et le corps. Une impression d'accueil, d'ouverture se dégage de toute sa personne. «Je suis polyvalente», dit-elle. En effet, la politique, la psychanalyse, la littérature, tout l'intéresse. Mais au-delà des objets particuliers qu'elle choisit d'étudier, on sent bien que sa passion, c'est la pensée. Une femme qui aime penser et qui sait faire partager cet amour.

Vous qui avez quitté la Bulgarie fin 1965, vous donnez l'exemple d'une intégration réussie.

Julia Kristeva. Il y a quelques années, à vrai dire, j'ai eu l'impression que la France s'enlisait. J'ai même eu envie de quitter ce pays parce que je constatais beaucoup de xénophobie et me sentais personnellement visée. Je n'étais plus à l'aise dans cette France que pourtant j'aime et qui m'avait adoptée.

Où pensiez-vous aller ?

J.K. J'ai voulu m'exiler au Canada. J'aurais choisi le Québec qui, francophone, est plus adapté à mes compétences. Mais, finalement, j'y ai ressenti un autre nationalisme, non moins pénible. Le nationalisme québécois, bien que très sympathique par son souci identitaire, décline en une impasse provinciale. J'ai donc décidé de rester en France, mais en ancrant ma réflexion davantage dans le réel. Il me fallait aborder plus frontalement mes angoisses et celles des autres.

Quelles étaient ces questions ?

J.K. J'ai fait pendant quelques années des cours sur l'expérience de la «révolte», aussi bien politique que culturelle. Je me suis demandé ce qu'était une «littérature révoltée» - Aragon, Sartre, Barthes; mais aussi en quoi l'expérience du divan révélait une violence résurrectionnelle.

Vous pensez que la psychanalyse constitue une forme de violence ?

J.K. Oui. On a souvent l'idée que la psychanalyse est une cure de normalisation. Cela est d'ailleurs, sans doute, le cas aux Etats-Unis, mais on est alors très loin de la pensée de Freud.

Freud était un révolté ?

J.K. Il le dit lui-même. Au sens où la révolte est une interrogation, où elle remet en question ce qu'on a cru être un «destin» et transforme les pulsions en signification. Le concept de révolte se situe au cour de la pensée de Freud. Quand l'enfant structure sa personnalité, il passe par des révoltes extrêmement violentes. Le complexe d'Odipe en est l'illustration la plus nette. Ce sont, d'ailleurs, les étudiants qui m'ont incitée à publier ces réflexions.

Pour Le génie féminin, avez-vous procédé de la même façon?

J.K. Ce sont aussi mes cours à l'université de Paris VII qui en fournissent la matière. Pendant deux ans j'ai vécu avec Hannah Arendt. Je redécouvre actuellement Melanie Klein, qui constitue la deuxième figure du triptyque, la troisième sera Colette. C'est sur la chair de la pensée - et de la littérature qui est une pensée extrême - que tente de se déployer mon travail. Mon analyse est toujours à mi-chemin des ouvres culturelles et de l'observation clinique.

Le terme de «génie», vous l'utilisez en quel sens ?

J.K. Le génie renvoie à l'idée de surprise, d'innovation. Il s'oppose à la banalisation, à l'automatisation.

Pourquoi vous intéressez-vous spécifiquement au génie féminin ?

J.K. Nous sommes une partie de l'espèce humaine qui, malgré toutes les avancées, reste méconnue et n'a pas encore donné toutes ses potentialités. Mais, j'ai voulu me dissocier d'une vision «grégaire» du féminisme, d'une vision communautaire. C'est la «singularité» qui me semble essentielle. Ce qui m'intéresse dans l'ensemble d'êtres humains formé par les femmes, c'est la singularité de chacune. Chacune est une. Toutes les femmes sont une.

Pourquoi avoir choisi Hannah Arendt, Melanie Klein et Colette ?

J.K. Je suis linguiste, psychanalyste et romancière; mais la passion qui me rassemble est l'observation du XXe siècle. J'ai donc décidé de m'intéresser à des femmes de ce siècle qui l'éclairaient chacune de manière différente. Commençant par l'aspect politique, j'ai arrêté mon choix sur Hannah Arendt. Elle a un regard extrêmement complexe qui mêle politique et philosophie: sa pensée s'ancre dans la philosophie, passe par la politique et revient à la philosophie.

Et Melanie Klein ?

J.K. Le domaine de Melanie Klein, la psychanalyse, est celui dans lequel je m'implique beaucoup en ce moment. Sa pensée aussi est courageuse, innovante. Ses vues se séparent de celles de Freud et ouvrent des perspectives nouvelles telles que l'analyse des psychoses, de l'autisme, de la destruction de la pensée, qui sont au centre de la clinique moderne.

Et Colette ?

J.K. Tout en étant celui du totalitarisme thématisé par Hannah Arendt et celui de la folie traité par Melanie Klein, notre siècle est aussi un siècle de plaisirs, de joies, de bien-être. A côté de ces deux juives dramatiques que sont Arendt et Klein, il me fallait une paysanne française, charnelle, païenne et jubilante. Colette s'est imposée. J'aime énormément cet écrivain. Lorsque j'écris des romans, j'aime la lire. Ses écrits sont une sorte de bain de langue qui me ressource. Je me suis aperçue aussi que Proust, dont Colette s'est moquée dans Claudine en ménage, a certainement lu les Dialogues de bêtes de 1904 qui dévoilent ce «moi profond» à la recherche duquel Proust va se consacrer.

Se sont-ils rencontrés ?

J.K. Ils se sont rencontrés dans le salon de Mme Armand, et leurs relations ont été au début assez tendues. Pourtant, dès 1895, Proust écrit que les mots de Willy (entendons: de Colette) ne sont pas une «représentation» mais une «chose vivante»; et, plus tard, il avoue avoir pleuré à la lecture de la lettre de Mitsou. Colette, qui le traite d'abord de «jeune et joli garçon de lettres», s'incline devant l'auteur de Du côté de chez Swann, et se dit «éblouie» des premières pages de Sodome et Gomorrhe. Mais ils ne se sont pas fréquentés; et leurs sensualités, désinhibées par leurs lectures réciproques et croisées, se traduisent dans des musiques fort différentes.

Chez Proust, la sensualité est plus intellectualisée. Avec Colette, on reste dans la sensation pure. Peut-on dire que l'écriture de Proust soit plus masculine et celle de Colette plus féminine ?

J.K. La supériorité de Proust est d'avoir construit une véritable cathédrale de ce «temps sensible» qu'il partage avec Colette, tandis que les madeleines et les aubépines sont chez lui d'emblée transposées dans l'Être. Cette ambition métaphysique est unique. Elle va de pair avec le culte de la douleur et de l'impossible qui se laissent entendre dans le sarcasme proustien. Peur de la mort et de la castration, plus spécifiquement masculine? Ces dimensions manquent chez Colette, mais elle est allée plus loin dans l'exploration de la jouissance.

Pensez-vous que la pensée soit sexuée ?

J.K. Je pars du principe qu'il existe une différence sexuelle, mais je ne définis pas d'emblée ses conséquences pour la pensée. Le défi du livre est là: sans préjuger de rien, je me fais exploratrice, je vais enquêter, en interrogeant le travail de ces trois femmes. Sur le plan philosophique, le nous, terme grec qui désigne l'esprit dans son aspect intellectuel et théorique, est équivalent chez les deux sexes. L'abstraction, le sens, la capacité symbolique sont universels. Les hommes et les femmes y ont un accès équivalent.

Équivalent mais non identique ?

J.K. La psychanalyse constate la coprésence sexualité/pensée: l'être humain accède à la pensée et au langage à partir d'une expérience sexuelle, à tel point que les accidents de cette expérience sexuelle peuvent favoriser ou entraver sa pensée et son langage. La séparation, la frustration, le manque, le deuil de l'objet maternel, le rapport au sexe paternel qu'on désigne comme un rapport au phallus-signifiant du pouvoir et de la loi, etc., jalonnent cet accès à la capacité symbolique universelle. On comprend dès lors que pour une femme, compte tenu de sa constitution physique, de son lien de similarité avec la mère, de son évolution érotique qui la conduit à abandonner la femme-mère comme objet d'amour archaïque pour désirer l'amour du père-homme, le rapport à la pensée universelle est sous-tendu par une dynamique psychosexuelle différente de celle de l'homme. On peut s'attendre par conséquent à ce que les réalisations culturelles des femmes, dans le domaine de la pensée et tout particulièrement dans les arts et les lettres, portent les traces de cette différence. Cependant, l'universel constitué dans notre tradition métaphysique procède par effacement du corps et des différences, et bascule de l'universalité à l'uniformité. Ces tendances métaphysiques à l'uniformité sont très fortes, elles sont reconduites par la technique et la politique. Les femmes, pour faire entendre leurs voix, se sont conformées pendant des générations à un certain canon que l' «universel» exigeait d'elles. Mais rien n'empêche de penser que si l'on favorisait les différences, les exclu (e) s de l'universel ne trouveraient pas un nouveau rapport à l'universel: à la fois autre et complémentaire.

Les questions théoriques sont aussi bien féminines que masculines, mais chaque sexe ne les aborde-t-il pas de manière spécifique ?

J.K. Tout à fait, et je voudrais insister sur cette idée. Certaines féministes des années 70, soucieuses de revendiquer la «différence» féminine en plus ou à l'encontre de l'idée d'une simple «égalité» avec les hommes, ont emprisonné le féminin dans le sensible, dans une sorte de prélangage, toute autre activité mentale étant discréditée comme «phallique» ou «masculine». Je suis très opposée à cette réduction. Une femme est un sujet pensant et parlant, et de ce fait - Hannah Arendt en est la preuve exemplaire - elle participe avec force aux débats universels de la philosophie et de la politique. Il n'en reste pas moins que son expérience de femme colore sa pensée différemment.

Vous écrivez à propos d'Hannah Arendt: « Une séductrice, notamment quand elle pense, n'est jamais dépourvue des ambiguïtés de l'androgyne. »

J.K. Certaines photos m'ont frappée. Je pense que la séduction qu'elle a dû exercer, notamment sur Heidegger, est un mélange de grâce fragile, d'une part, et de prestance, d'autorité, d'autre part, que l'on peut qualifier de masculines. Cette bisexualité psychique s'est accentuée avec le temps, et elle a été sans doute indispensable pour que Hannah Arendt puisse mener cette «vie de l'esprit» intense qui fut la sienne, et qu'elle l'impose à ses contemporains.

Vous mettez donc la théorie du côté de la masculinité et la sensibilité accueillante du côté de la féminité ?

J.K. Pas vraiment. Je pense avec Freud que la bisexualité psychique constitue les êtres humains, et qu'elle est même plus forte chez les femmes que chez les hommes. La contemplation théorique, l'abstraction, l'esprit de système peuvent être qualifiés en effet de spécifiquement phalliques. Mais il existe des théories qui sont plus accueillantes que revendicatives, plus dans le partage que dans l'isolement. Il se trouve que la pensée de Hannah Arendt, telle que j'essaie de la faire apparaître, insiste beaucoup sur l'amour, la naissance, le lien, le pardon, la promesse.

Y a-t-il une «féminité» de la pensée politique d'Arendt ?

J.K. Je ne me suis pas posé la question en ces termes, je me suis demandé quelle était la spécificité de cette pensée. J'ai insisté sur le fait qu'elle a été la première à voir des similitudes entre les deux visages du totalitarisme: le nazisme et le stalinisme. Ce qui rassemble ces deux systèmes, c'est la notion et la pratique d'une superfluité de la vie humaine: des hommes se sont donné le droit de supprimer la vie d'autres êtres humains. Cette analyse originale hérite de la pensée chrétienne et de l'importance accordée à la naissance dans l'ouvre de saint Augustin en particulier. En rapport étroit mais critique avec Heidegger, Hannah Arendt la transpose avec beaucoup d'audace et de subtilité sur le plan politique. Saint Augustin montre comment la liberté humaine s'enracine dans le fait de naître. Tout acte de liberté est une nouvelle naissance. Arendt cherche la valeur d'une société dans sa capacité de garantir la renaissance de ses membres. C'est précisément cela que les totalitarismes ont aboli. On pourrait voir dans cette analyse d'Hannah Arendt une démarche intellectuelle qui ajoute à l'universel de la pensée théorique les données de son expérience de juive et de femme.

Sa fameuse thèse sur la «banalité du mal» a été très contestée ?

J.K. Hannah Arendt emploie ce terme pour le procès Eichmann où elle était envoyée, à sa demande d'ailleurs, par le New Yorker. Elle constate qu'Eichmann n'est pas un bourreau sadique mais un fonctionnaire qui croit accomplir un devoir. Dans l'accomplissement de cette obéissance, il s'arrête de penser. Il se contente de mettre en ouvre une forme de raisonnement qui consiste à suivre les consignes et à être exact dans leur application. Mais il s'interdit de penser, au sens de l'interrogation, de la remise en cause de soi et de toute norme. Elle appelle «banalité du mal» cette abdication de la pensée, combien abjecte (et en ce sens impardonnable) et pourtant combien répandue (et en ce sens «banale»).

On a pu reprocher à Arendt de disculper, par cette analyse, l'attitude d'Eichmann ? Pensez-vous que ce soit le cas ?

J.K. Absolument pas. Pour elle, il est coupable. Non seulement il mérite son châtiment, mais elle pense qu'il aurait fallu élever ce châtiment à une hauteur supérieure, devant un tribunal international qui le condamnerait pour crime contre l'humanité. Il ne s'agit pas du tout de le disculper, mais au contraire de montrer que le plus grave se produit quand les humains s'arrêtent de penser. C'est précisément ce que les mouvements totalitaires ont infligé à des peuples entiers. A travers la propagande, la police, l'idéologie, toutes les conditions ont été réunies pour que l'être humain ne pense pas. Au fur et à mesure qu'un tel processus se développe, on finit par détruire la vie après avoir détruit la pensée. Pour Arendt, l'attitude d'Eichmann n'est pas du tout un moindre mal, elle est radicalement mauvaise sous l'apparence de la banalité.

Revenons aux femmes et à leur place dans la société. Que pensez-vous de la parité ?

J.K. La plupart des partisans de la parité suivent une logique de compensation. Ils pensent que les femmes ayant toujours été lésées, il n'y a pas d'autre solution que de se ranger à cette incongruité philosophique que sont les quotas. J'ai essayé de dire qu'il ne s'agissait pas seulement de cela, d'une simple compensation paternaliste et artificielle. Je crois, en effet, que quelque chose a été entamé avec Heidegger, puis de manière différente avec Hannah Arendt, et se poursuit aujourd'hui avec Jacques Derrida - à savoir ce qu'on appelle le démantèlement de la métaphysique, et que cela est à prendre au sérieux, y compris dans la vie de la cité.

C'est-à-dire ?

J.K. Bien sûr, il s'agit de valoriser les femmes, de faire en sorte que l'Assemblée nationale, le gouvernement, etc., en comptent davantage. Mais, plus fondamentalement, se pose la question de ce que l'universel censure pour exister comme tel: le sensible, le corporel, le sexuel, l'étranger, ainsi que les types de discours et de pensées qui s'en ressentent. Cette tendance, en elle-même inévitable, peut avoir pour conséquence, lorsqu'elle est poussée à bout, d'uniformiser les différences (sociales, ethniques, religieuses, et pour commencer sexuelles), et de gommer cette part corporelle et inconsciente de l'appareil psychique dont l'intellect n'est que l'expression supérieure et, en un sens, superficielle. L'action spécifique des femmes au sein de la vie politique permettrait, si elle se réalisait, de revaloriser la partie cachée de notre expérience psychique, celle-là précisément qui contribue à éviter la «pensée-calcul» au profit d'une «vie de l'esprit».

Pour parvenir à cette féminisation de la politique, est-il nécessaire d'en passer par une mesure artificielle et formelle?

J.K. Je ne pense pas du tout que cette mesure soit artificielle et doive être considérée comme un pis-aller: le fait de l'inscrire dans la Constitution a une fonction symbolique, presque religieuse ou métaphysique, qui consiste à fonder le corps social non pas sur Un, mais sur Deux. C'est en ce sens que cette mesure participe du démantèlement de la métaphysique. Il ne s'agit pas de lutter contre l'universel, mais de le refonder à deux, pour mieux penser les différences.

Des institutions politiques constituées de davantage de femmes, qu'est-ce que cela changerait concrètement ?

J.K. Arendt écrit à Heidegger en 1950: «Je ne me suis jamais sentie une femme allemande, et cela fait longtemps que je ne me sens pas une femme juive. Je me sens ce que je suis réellement - une fille qui vient d'ailleurs.» Il ne s'agit pas là de déni d'identité. Il s'agit d'un désengagement de l'identité, quelle qu'elle soit, pour se donner la liberté d'interroger toute identité. Une femme a été capable de cela, face et contre le totalitarisme. J'aimerais bien qu'on retienne ceci de son génie: la capacité d'être ailleurs. Mais aussi ce qu'elle appelle le «miracle de la natalité», parce que c'est par la naissance que de nouveaux étrangers viennent au monde, et que de nouvelles actions peuvent recommencer. Et enfin, son souci de créer des liens en partageant la mémoire de nos actions avec les autres. Ces qualités ne sont pas exclusivement féminines, puisque les hommes en sont aussi capables. Mais il est vrai que, plus facilement obsessionnels, les hommes se cuirassent dans une langue de bois au service de calculs et de raisonnements économico-financiers. Alors que des femmes sont plus attentives à la vie quelconque...

Hormis ces trois-là, y a-t-il d'autres femmes que vous voudriez étudier?

J.K. Depuis quelques années, j'ai un projet de roman policier dont le cadre sera celui des croisades, et sur lequel je travaille doucement la nuit. Cette époque m'intéresse parce que c'est à ce moment que le clivage de l'Europe s'est manifesté de manière dramatique: schisme entre l'Eglise d'Orient et l'Eglise d'Occident; première croisade, qui est une tentative de conquête de l'Orient par l'Occident, mais aussi une tentative d'unification de l'Europe, et qui ont toutes les deux échoué. Nous sommes au VIe siècle. Très actuel, n'est-ce pas? Comment allons-nous vivre avec cet abîme qui sépare aujourd'hui la communauté orthodoxe du reste de l'Europe? Il faudrait réévaluer leur culture, ainsi que la nôtre, et essayer de bâtir des ponts entre les religions, puis laïciser. C'est donc autour de ces problèmes que j'aimerais orienter une fiction.

Hannah Arendt

Vie et ouvre

Née en Allemagne en 1906, de parents juifs. Jusqu'en 1933, elle suivit des études de philosophie et fut élève de Heidegger, de Husserl et de Jaspers. En 1933, elle quitte l'Allemagne et se réfugie en France, où elle s'occupe de faciliter l'immigration d'enfants juifs en Palestine. Entre 1939 et 1940, elle est arrêtée par la police française, car elle est apatride (elle n'avait plus de nationalité), elle est internée dans le camp de Gurs, d'où elle s'évade pour s'exiler aux États-Unis en 1941. Là, elle collabore à des journaux et travaille dans l'édition. En 1951, elle devient citoyenne américaine. De 1953 à 1974, elle est professeur de philosophie politique dans différentes universités américaines. Elle meurt le 4 décembre 1975 à New-York.

Vie et ouvre

Si le conservatisme naquit en réaction à la Révolution française, c'est au XXe siècle que les inquiétudes des conservateurs se réalisèrent comme de malheureuses prophéties. Selon Finkielkraut, il est au moins une philosophe qui au cours du siècle a poursuivi la querelle charnière de 1790-91. C'est Hannah Arendt, Allemande d'origine juive qui, poussée à l'exil par le régime nazi, approfondit la condition de l'homme moderne à travers sa propre expérience d'apatride, dont elle sortit par son immigration aux États-Unis. Dans cette querelle, Arendt prit parti pour les conservateurs. Or, chez Arendt, le conservatisme n'a rien à voir avec la méfiance viscérale des traditionnalistes à l'égard du changement. C'est une inquiétude pour ce qui existe, un sentiment aigu pour la stabilité du monde, un monde qui devrait se soucier de son héritage.

L'impérialisme pratiqué par l'Europe au XIXe siècle et le totalitarisme de l'Allemagne nazie et du communisme stalinien révélèrent à Arendt toute l'ampleur de la réduction infligée aux hommes pris dans l'engrenage de la guerre et des luttes idéologiques: ramené à sa plus simple expression, l'homme n'est rien. Là réside la triste originalité du XXe siècle. Il a créé l'Homme, pur échantillon d'une espèce, élément interchangeable privé de toute attache, qui peut être sacrifié sans limite à une grande cause. Selon Finkielkraut, la formule même du credo totalitaire fut prononcée par les Khmers rouges du Cambodge: perdre n'est pas une perte, conserver n'est d'aucune utilité. Le grand sacrifice des hommes à l'Homme, les morts et même les survivants des camps de concentration en furent les victimes immolées, de même que les réfugiés, les apatrides et les déportés que les guerres ont produits en millions d'exemplaires considérés comme une quantité négligeable. Quelle leçon tirer de ces sacrifices perpétrés par des régimes vouant tant d'hommes à l'inutilité? Pour Arendt, la liberté échappe au déraciné, le déshérité ne peut accéder à la vie humaine; il lui faut pour cela un point d'ancrage, une citoyenneté, une appartenance, bref un monde nourricier qui dans l'esprit d'Arendt commence par être une patrie. Dans son essai publié en 1996, L'humanité perdue, Finkielkraut avait déjà prolongé la conclusion d'Arendt en ces termes: «La personne déplacée, a dit Hannah Arendt, est la catégorie la plus représentative du XXe siècle. Or, la leçon que cette personne est amenée, comme malgré elle, à tirer de son expérience, c'est que l'homme ne conquiert pas son humanité par la liquidation du passé qui le précède, la répudiation de ses origines ou le dessaisissement de la conscience sensible au profit d'une raison surplombante et toute-puissante. Abstraction faite de son appartenance et de son ancrage dans un milieu particulier, l'homme n'est plus rien qu'un homme.»

source: Marc Chevrier, Hannah Arendt et la question de l'Absolu

Le Trésor perdu

Jean-Claude Poizat

Etienne Tassin, Le Trésor perdu, Hannah Arendt, l'intelligence de l'action politique,

Payot, collection "Critique de la politique", 1999, 591 p.

Parmi les diverses parutions consacrées aux études arendtiennes, lesquelles connaissent actuellement un regain d'intérêt certain, nous souhaiterions particulièrement distinguer ici le dernier livre d'Etienne Tassin publié par les éditions Payot dans la très belle collection rouge, "critique de la politique". Ce livre propose en effet une approche à la fois synthétique et extrêmement fouillée de l'ouvre foisonnante de la "philosophe politologue-journaliste" que fut tout uniment Hannah Arendt. L'étude d'Etienne Tassin permet ainsi de dégager la profonde unité de vue qui anime cette pensée, tout en donnant à voir également au fil des pages, la riche matière des faits, des événements et des problématiques à laquelle elle se mesure.

Plus précisément, une telle lecture met au jour la structure en chiasme de cette pensée qui croise en permanence une démarche "événementielle", historique en quelque sorte, et une approche systématique. L'intelligence de l'action politique exigerait-elle donc qu'on l'éclaire ainsi contradictoirement des feux croisés de la réflexion philosophique, ou phénoménologique pour mieux dire, et de l'analyse politique? Ou bien est-ce que l'on ne doit pas plutôt voir dans ce mélange inhabituel, sinon impur, entre la théorie et l'observation des pratiques, entre la philosophie et la politique, l'indice d'une contradiction ou même d'une aporie qui mettrait la pensée elle-même face à ses propres limites?

En un sens, ces deux hypothèses sont également vraies toutes les deux. En effet, si Hannah Arendt s'est mesurée dans son ouvre, à la nécessité urgente de penser la politique, c'est avant tout parce qu'elle s'est trouvée confrontée à l'une des expériences les plus extrêmes de toute l'histoire politique de l'humanité, expérience qui constitue selon elle "le cour du vingtième siècle": l'expérience totalitaire. Or ce qui fait, à ses yeux, du totalitarisme une expérience extrême, une situation-limite de l'existence sociale et politique de l'humanité, c'est précisément le fait que ce type de régime a brutalement mis un terme, par sa pratique "politique" (si l'on peut encore employer ce terme), aux conditions mêmes grâce auxquelles toute existence sociale et politique des hommes est rendue possible en général.

Et il ne s'agit pas seulement ici du fait que ces pratiques politiques, de par la violence extrême et systématique qui les caractérise, ont opposé une fin de non-recevoir à une certaine tradition de pensée occidentale selon laquelle l'existence de l'humanité serait ordonnée à des "valeurs" intemporelles. Mais plus radicalement encore, il convient de voir qu'avec la mise en ouvre de la politique des camps d'extermination, c'est l'intelligibilité même des conditions de toute action politique en général qui est plongée dans la nuit.

De là vient que la pensée d'Hannah Arendt est sommée de répondre d'un même geste à une double requête : découvrir le commencement, et inventer une méthode pour penser le politique. Commencement et méthode: l'étude d'Etienne Tassin fait ressortir, à notre sens, que ce sont là les deux maîtres mots de l'ouvre d'Hannah Arendt, ceux qui en constituent également sans doute les concepts directeurs. Comme il le souligne, l'ancienne élève de Heidegger élabore ce qui doit constituer, selon elle, la question centrale de la philosophie au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, question qui nous oblige à nous situer dans l'horizon constitutif de la modernité.

Cette question, c'est celle qui consiste à interroger les "conditions de possibilité d'une philosophie politique post-totalitaire". Loin de renoncer à "comprendre l'incompréhensible", nous sommes contraints, si nous voulons être à la hauteur de la radicale nouveauté propre au phénomène totalitaire, d'élaborer une nouvelle manière d'aborder la pensée politique. Inversement, nous ne pouvons nous dérober à la nécessité de prendre en compte la radicalité de ce qui a commencé avec l'époque moderne et s'est cristallisé dans le totalitarisme, si nous voulons qu'une pensée méthodique demeure opérante pour saisir laréalité humaine.

La démarche consistera donc à dépasser d'un côté les apories de la philosophie traditionnelle, dont Platon offre un contre-exemple idéal-typique, ainsi que celles, corrélatives, d'une certaine phénoménologie (Husserl mais aussi Heidegger): car toutes deux sont contaminées par la figure du penseur théorique se tenant à l'écart des affaires de la cité et des débats d'opinion qu'il méprise, et préférant se tourner exclusivement vers la pure contemplation des idées vraies. Elle consistera également à ne pas sombrer, d'un autre côté, dans le préjugé objectiviste et fonctionnaliste propre aux sciences sociales, car il tend à réduire l'existence sociale de l'humain à la figure d'un fonctionnement mécanique orienté vers les seules nécessités biologiques de la production, de la consommation et de la reproduction.

On pourrait dire ainsi qu'Hannah Arendt développe une phénoménologie de l'agir humain qui consiste à mesurer l'humanité des hommes en fonction du type de société qu'ils instituent par leurs activités. En effet, leur humanité ne se révèle en aucun cas sous la forme d'un donné évident par soi-même car elle n'est jamais de l'ordre de l'être mais bien de l'ordre du faire: ce pourquoi la socialité propre aux hommes ne peut être appréhendée que sous les espèces de leurs activités, de leurs manières d'agir. Ces différentes manières de se rapporter au monde constituent alors en quelque sorte des "existentiaux" en un sens proche de Heidegger, à ceci près qu'ils concernent les hommes sous la condition de la pluralité: agir, produire, travailler, telles sont les modalités fondamentales selon lesquelles se décline notre humanité.

La question centrale de la pensée devient donc celle de la mesure de l'action politique. Il s'agit d'appréhender la manière dont nos actions, sous condition de la pluralité qui caractérise l'existence humaine, parviennent à instaurer un monde commun. Et inversement, il convient d'appréhender ce qui dans l'instauration d'un monde commun, lie la pluralité propre au monde humain: c'est-à-dire nos actions. Or cette mesure, c'est précisément le "souci pour le monde" propre à l'action qui en donne l'idée, ou aussi bien, c'est le monde lui-même, défini comme ce que les hommes instituent dans le concert de l'agir pluriel. Ainsi, seule l'action proprement politique permet d'instaurer un monde commun, et aussi bien, seules des actions visant un monde commun peuvent être dites politiques.

C'est notamment la raison pour laquelle la pensée politique doit éviter conjointement les deux écueils qui caractérisent l'âge moderne: l'originalité d'Hannah Arendt étant à cet égard d'avoir repéré des "schèmes totalitaires" communs aux sociétés totalitaires et aux sociétés libérales. L'un consiste à réduire l'humain à la condition de l'animal laborans, à la condition vitale soumise à la seule économie des besoins et à la seule activité du travail, car celle-ci ne fait pas sens et n'institue pas un monde commun. L'autre serait de chercher à formuler une norme absolue du corps social, qui tendrait à réaliser une maîtrise de la société par un pouvoir technoscientifique. De fait, l'une et l'autre tendance qui sont propres aux sociétés modernes signalent une même destitution du politique conçu comme instauration du monde commun : elles effacent la pluralité humaine soit dans la multiplicité des individus interchangeables, soit dans l'unité fusionnelle des individus identiques.

Ainsi, ces deux formes "politiques" détruisent précisément la politique en tant que visée par laquelle l'existence sociale se dépasse elle-même en vue d'instaurer un monde commun : elles tendent toutes deux à réduire l'existence sociopolitique de l'humanité à l'unité d'une espèce biologique. Autrement dit, en condamnant l'avènement moderne de la société de masse, que ce soit sous les espèces du régime national-socialiste ou de l'aliénation de la société capitaliste, Hannah Arendt oppose précisément l'extension à l'échelle planétaire d'un modèle d'organisation fonctionnel (la fameuse "mondialisation"), à la conception authentiquement cosmopolitique qu'elle défend.

Ainsi, sans abandonner tout à fait la problématique philosophique classique concernant la question politique du "meilleur régime", mais sans ignorer également l'irréversibilité de l'avènement moderne du monde désenchanté, sans ignorer à quel point la tradition n'est plus pour nous qu'un "trésor perdu", Hannah Arendt récuse à la fois la tyrannie de la philosophie des idées (idéalisme), et le relativisme radical des sophistes (positivisme), elle renvoie dos-à-dos Platon et Protagoras. En effet, l'homme n'est mesure du sens et de la valeur des choses qui l'environnent que dans la mesure où il est lui-même à la mesure du monde qu'il instaure: "La mesure est ce que les hommes sont eux-mêmes quand ils agissent et non pas quelque chose d'extérieur comme les lois ou quelque chose de supérieur aux hommes comme les idées" (Hannah Arendt, Philosophy and politics, Social Research, 1954).

Jean-Claude Poizat

Hannah Arendt

La Condition de l'homme moderne

Introduction

La crise du travail 

L'action

Travailler et ouvrer 

Une société de consommation ? 

Julia Kristeva 

par Ariane Poulantzas

Hannah Arendt

Vie et ouvre

Le Trésor perdu 

Jean-Claude Poizat

Hannah Arendt

La Condition de l'homme moderne


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